Politique culturelle
 : Vers l’autogestion ?

Les assises culturelles et surtout la présentation aussi attendue que redoutée du plan de développement culturel (KEP) ont marqué le dernier temps fort de cette législature en matière de politique culturelle – il est donc temps de faire le bilan.

Tables rondes animées lors des assises culturelles. (Photo : ministère de la Culture)

Commençons par la fin : après deux journées de discussion et de tables rondes dans l’auditorium du conservatoire de la Ville de Luxembourg, une dernière prise de parole a lancé une invitation directe au premier ministre et ministre de la Culture Xavier Bettel, présent samedi matin, à réagir. Dans une intervention courageuse, l’actrice Larisa Faber a pris le ministre à son propre jeu en lui demandant comment la précarité des intermittent-e-s et des titulaires du statut d’artiste était acceptable, alors qu’en même temps lui et son secrétaire d’État ne cessaient de vanter la durabilité de la scène culturelle dans l’avant-propos du KEP. Mauvais perdant et ne supportant que très mal la contradiction, Bettel est monté sur scène pour démonter l’actrice, racontant que lui aussi aurait été un jeune avocat libéral devant se contenter d’un maigre salaire – et que c’était bien là le prix de l’indépendance.

Si l’on oublie le côté lamentable d’une telle réaction et le manque de maîtrise de soi du premier ministre, on doit aussi constater le hors-sujet flagrant. Car le petit avocat avance – normalement – très vite dans la grille des salaires, alors que les inter-
mittent-e-s et les titulaires du statut d’artiste n’ont que très peu de perspectives de s’enrichir. Et ces personnes-là ne le veulent peut-être pas, car pouvoir vivre de leur art leur suffit. Mais pour un libéral, ne pas vouloir s’enrichir matériellement est difficilement compréhensible, comme Bettel l’a démontré par la suite dans son discours. Laissant de côté les revendications essentielles de celles et ceux qui s’engagent pour leur art, dont certaines idées comme une baisse du taux de la TVA seraient tout de même aisément applicables, le ministre s’est mis à divaguer en comparant l’engagement culturel à celui de la participation à une start-up. Et de conclure que « le budget culturel n’est pas un gaspillage, mais un investissement ».

Tout faux. S’il n’est certes pas un gaspillage, il n’est pas non plus un simple investissement dans une jeune entreprise. Pour le savoir, il lui aurait juste fallu tourner la page d’après son avant-propos et lire la citation que le coordinateur du KEP, Jo Kox, a mise en exergue de son introduction, et qui annonce la couleur du document : « Der Staat hat zur Kunst nur ein einziges Verhältnis zu haben : dass er Einrichtungen schafft, welche sie organisieren. Die Bühne ist eine moralische Anstalt, er hat die Anstalt zu schützen und die Moral ihr zu überlassen », écrivait Robert Musil déjà en 1921.

Bettel contrarié

Car la culture n’est pas une entreprise, mais elle est un droit inscrit dans la Déclaration universelle des droits de lhomme de 1927 et défini par la déclaration de Fribourg en 2007, comme il est rappelé dans un des textes de l’introduction qui mettent en perspective le KEP. Il est garanti ainsi à chaque citoyen-ne le droit à l’accès et à la participation à la culture ainsi qu’à l’émancipation par son biais. L’État n’intervient dans la culture que comme garant de son existence, dans le cadre de son contrat avec ses citoyen-ne-s.

Et c’est ce changement de paradigme qu’anticipe le KEP, en quelque sorte. Document écrit « par le secteur et pour le secteur », comme l’a rappelé Guy Arendt (ce qui n’est pas vrai à 100 pour cent, vu que le ministère a eu l’occasion de le réviser), il rassemble pour une première fois les doléances, mais aussi les visions du secteur culturel. Un secteur qui n’est pas pris au sérieux par les autorités comme il le faudrait, comme le rappelle Kox dans son texte : « Avec la richesse institutionnelle que connaît le Luxembourg, il est inadmissible que le consommateur culturel vive une offre culturelle cosmopolite et de qualité, tandis que l’artiste ne trouve pas le cadre adéquat dans lequel valoriser ses productions. »

Cela dit, les réflexions de Xavier Bettel étaient symptomatiques des cinq dernières années de politique culturelle libérale, qui ont vu des détériorations majeures de la considération des artistes, mais aussi de leurs conditions de travail. À peine arrivée au ministère de la Culture, Maggy Nagel, la première de cette législature à ce poste, s’efforça de malmener une scène déjà frustrée par les années de stagnation et de flegmatisme conservateurs qu’elle venait de vivre. Le moins qu’on puisse dire, c’est que Nagel a fait bouger les choses, mais rarement dans le bon sens : suppression des conventions avec les asbl et du congé culturel (dans quel autre secteur aurait-on osé une telle approche ?), dégradation des intermittent-e-s et des titulaires du statut d’artiste à des assisté-e-s (glissement sémantique qui en dit long), placements dans les conseils d’administration de proches politiques (une vieille tradition à laquelle le DP n’a pas échappé). Et puis que dire des traitements subis par Enrico Lunghi ou plus récemment par Janina Strötgen et Andreas Wagner ? Rien, à part souscrire à l’analyse de la collègue Josée Hansen du Lëtzebuerger Land, quand elle décrit en détail la chasse à l’intello (supposément de gauche) orchestrée par ce gouvernement. En d’autres mots, ce n’est pas uniquement une libéralisation et une mise au pas de la culture pour le nation branding que le DP a apportées, mais le parti a aussi su mettre en place ses proches dans les réseaux et les lieux de décision qui importent.

Ce qui fait du KEP aussi un document qui contredit la gouvernance libérale sur presque tous les points. C’est pourquoi il était presque amusant d’entendre Guy Arendt en détailler en long et en large les 61 recommandations, puisqu’elles ne s’accordent pas avec son travail et celui de son parti. Bref, si on veut se laisser aller à une petite dose de sarcasme : le KEP est la seule promesse délivrée par ce gouvernement qui n’a pas fini en débâcle. Sinon, il ne reste qu’à comparer le programme gouvernemental au bilan qu’en a fait Forum Culture(s) pour connaître le peu de promesses transposées depuis 2013.

Pas un investissement, 
mais un droit

En détail, le document de quelque 190 pages (auxquelles s’ajoute une bibliographie séparée de 30 pages) est composé à un tiers d’analyses en profondeur du secteur culturel : histoire de la politique culturelle, cadres légaux, impact économique (dans ce cadre, il est intéressant de savoir que le weekend dernier, le portail des statistiques a publié un rapport sur l’impact économique du secteur culturel au Luxembourg) et autres textes. Bref, une vraie mine d’or d’analyses et de chiffres pour celles et ceux qui s’intéressent aux détails et qui veulent comprendre la situation actuelle du secteur au grand-duché.

Outre ces explications, les chapitres suivants reprennent les recommandations issues des fameux ateliers du jeudi lancés par le coordinateur Jo Kox, où acteurs du secteur et responsables ministériels ont pu libérer leur parole et imaginer un meilleur avenir, à défaut d’avoir un présent satisfaisant.

Dans onze sous-chapitres sur les thèmes de la gouvernance, de la création, de la valorisation du travail culturel et de la professionnalisation, du patrimoine culturel, des industries culturelles et créatives, de la culture en région, de l’action culturelle internationale, de l’éducation artistique et culturelle, de la culture accessible et inclusive, de la recherche et de l’innovation et finalement du suivi et de l’évaluation du KEP, les pistes à suivre sont présentées.

Peu étonnant, le chapitre de la gouvernance figure en premier. Avec la recommandation phare d’« établir la structuration et le fonctionnement d’un ministère de la Culture ‘nouvelle génération’ » – qui impliquerait un recentrage du ministère sur son rôle de définition des stratégies et surtout le « passage d’une administration de gestion à une administration stratégique ». Les autres recommandations concernant la gouvernance ne sont en fait que des supplétifs de la première, comme une simplification des processus administratifs, un comité interministériel ou encore une redéfinition de la politique de conventionnement et de subventionnement. Ce qui a fait dire à l’encore cheffe du centre culturel opderschmelz, Danièle Igniti, qu’il s’agissait en fait d’une « réforme administrative du ministère de la Culture » plutôt que d’un plan de développement. C’est bien possible, mais peut-être qu’une telle réforme est une condition sine qua non pour avancer.

(Photo : SIP)

Rien de bien nouveau

La création aurait, selon le KEP, besoin d’un état des lieux (alors que des études ont été menées sur les pratiques culturelles ces dernières années). Mais plus importantes sont les revendications réelles du secteur qui ont trouvé leur chemin dans le plan : plus d’espaces pour artistes, plus de résidences et plus d’artistes luxembourgeois dans les institutions et les radios et télévisions. Gageons que cette dernière recommandation porte la griffe du secteur musical – et qu’elle ne devrait pas plaire au monopoliste RTL, qui préfère traiter les musicien-ne-s du cru comme des plantes exotiques. Ajoutons encore que des quotas sont la normalité dans d’autres pays européens, notamment en France.

Mais ce n’est qu’au chapitre de la valorisation que les revendications du secteur apparaissent vraiment, entre autres celles de la Theater Federatioun, que cette dernière avait opportunément présentées à la presse juste avant les assises. On y retrouve notamment l’evergreen de la TVA culturelle, qui est actuellement de 17 pour cent et perçue comme handicapante par l’entièreté du secteur – le ministère est déjà au courant depuis longtemps. À titre de comparaison, la France impose ses artistes à hauteur de 2 pour cent, malgré la directive TVA de l’Union européenne. Et bien sûr, une refonte de la loi de 2014 sur les intermittent-e-s et les titulaires du statut d’artiste : il y est notamment demandé une révision et une séparation des aides qu’un-e artiste peut obtenir. Sinon, un guichet unique est demandé, et une meilleure formation continue pour artistes et 
acteurs/trices culturel-le-s, qui trop souvent doivent se battre dans une jungle bureaucratique au lieu de se concentrer sur les créations. Les demandes ne diffèrent que peu de celles d’autres secteurs : simplification administrative, plus de transparence et surtout une vraie « accountability », une responsabilisation de l’administration – qui devrait par exemple motiver ses décisions de subvention. Une pratique déjà courante au Film Fund, mais pas dans les autres branches. L’effacement des disparités entre les différentes disciplines artistiques est un des dénominateurs communs sur lequel tout le monde est tombé d’accord.

Un autre point commun de ces recommandations est qu’elles sont tout sauf nouvelles. Qui connaît un peu la scène sait que ces rengaines se promènent depuis des années, voire des décennies. Ainsi, au chapitre dédié au patrimoine culturel, on retrouve « la construction de nouvelles archives », un écueil insurmontable depuis plusieurs législatures. Tout comme le sont les demandes de réformes des lois sur l’archivage ou sur le mécénat. Créer de nouvelles structures comme un centre national de l’architecture ou un institut du patrimoine culturel se retrouve aussi au menu. Une curieuse exception s’est tout de même glissée dans les recommandations : celle de créer une galerie d’art nationale. Curieuse, parce que premièrement celle-ci vient de passer par le Conseil de gouvernement, qu’elle est voulue politiquement par Xavier Bettel et surtout parce que – selon nos informations – elle ne fait pas suite à une demande du secteur, mais a été introduite dans le KEP sur la demande du ministère. On n’est jamais mieux servi que par soi-même.

Rien de bien nouveau non plus dans les autres chapitres : on souhaite un rapprochement avec les industries créatives, sans vraiment préciser comment ; il faut renforcer la culture en région et améliorer la distribution internationale en mettant enfin toutes les disciplines artistiques à la même enseigne – ou en arrêtant de privilégier les musicien-ne-s, c’est selon le point de vue. Au chapitre traitant de l’accessibilité et de l’inclusion, on retrouve aussi une réforme du Kulturpass (l’actuelle aumône culturelle faite aux allocataires de vie chère, dont ils/elles ne profitent que très peu) et l’introduction d’un « welcome kit » culturel (copié sur la ville de Bâle). Finalement, on retrouve le vœu pieux d’un rapprochement avec l’université, ce qui serait conditionné par un meilleur traitement des sciences humaines par cette dernière.

Donc, qu’est-ce que le KEP ? Une série de recommandations sans vision cohérente, comme le disent certain-e-s ? Un triste état des lieux, comme le prétendent d’autres ? C’est un peu tout cela : dans une société luxembourgeoise où le secteur culturel a connu une grande croissance ces dernières décennies – et ne va pas cesser de croître, à l’image de toute la société –, le ministère de la Culture n’a pas pu suivre. Que ce soit par manque de volonté politique ou par manque de vision du secteur, peu importe finalement. Le KEP est le constat de cet écart et un outil d’émancipation pour la scène. Quand la version définitive sera présentée le 26 septembre (les différents acteurs culturels ont jusqu’à fin juillet pour faire part de leurs observations), ce document deviendra un levier pour la scène face à celle ou celui qui sera installé-e à l’hôtel des Terres Rouges après les élections. À la scène de s’y identifier et de l’utiliser, même s’il faudra le faire contre vents et marées.


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