Le patronat n’a pas attendu la rentrée des classes pour braquer les projecteurs sur le dossier des pensions. Depuis deux semaines, il multiplie les sorties sur le sujet en exigeant une réforme du régime, dont l’équilibre serait menacé. Face à cette offensive, les syndicats tardent à réagir, mais devraient entrer dans la bataille début octobre. Soit au moment où le gouvernement lancera des consultations tous azimuts sur ce dossier social potentiellement explosif.
La réforme des pensions voulue par le gouvernement est-elle une course de vitesse ? Oui, selon le patronat, pour lequel il y a urgence à agir, car en 2027 le montant des pensions versées excédera les cotisations payées par les salarié·es en activité. Il tire ces chiffres d’un rapport publié en 2022 par l’Inspection générale de la sécurité sociale (IGSS). Pour échapper au déséquilibre, les patrons préconisent une baisse des prestations. Les entreprises ne veulent en aucun cas entendre parler d’une hausse des cotisations, solution qui aurait la préférence de l’OGBL et du LCGB. Pour les deux premiers syndicats du privé, il y a surtout urgence à ne pas se précipiter, alors que le régime dispose d’une confortable réserve : plus de 27 milliards d’euros gérés par le Fonds de compensation (FDC), représentant 4,2 années de prestations. Cette prospérité fait dire aux syndicats qu’une réforme peut être discutée à tête reposée et au bénéfice des pensionné·es. En 2023, la Caisse nationale d’assurance pension (CNAP) a versé 6,4 milliards de prestations à quelque 224.000 retraité·es du privé, le régime général couvrant 93 % des personnes actives dans le pays.
Les approches opposées entre « partenaires sociaux » avaient abouti à la publication, en juillet, de deux avis séparés du Conseil économique et social (CES) sur le régime général d’assurance pension : l’un par les organisations de salarié·es, l’autre par le patronat.
Voilà en gros pour le fond, du moins en l’état actuel du débat. Dans la forme, en cette rentrée 2024, le patronat a tenté de prendre une avance sur les syndicats. Dans la foulée de l’annonce du lancement d’un débat national sur le sujet, il a immédiatement occupé le terrain médiatique et organisé une table ronde sous l’égide de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), le 12 septembre.
Le 10 septembre, sur RTL, le président de l’UEL, Michel Reckinger, déplore les divergences avec les syndicats, estimant qu’il faut d’abord parvenir à un constat identique, ce qui est loin d’être acquis, tant l’interprétation des chiffres diffère. Il invoque « des experts nationaux et internationaux » pour affirmer que les réserves du FDC « ne suffisent pas ». Il réitère bien sûr son opposition à une augmentation des cotisations (qui dégraderait la compétitivité du pays), mais aussi à une hausse de l’âge de départ à la retraite.
Au cours de cet entretien, il martèle surtout que toute prestation doit être financée par des cotisations. Autrement dit, la prise en compte des années d’étude (jusqu’à 27 ans) ou encore des « baby years » ne doit plus peser sur la caisse de pension. À charge de l’État de puiser ailleurs ces compléments. Pour les syndicats, le principe n’est pas absurde, mais, dans leur avis publié par le CES, ils s’interrogent uniquement sur la prise en charge par le régime général des « frais de fonctionnement de la CNAP et des transferts au Fonds pour l’emploi ».
Machiavel des pensions
Quoi qu’il en soit, aux yeux de Michel Reckinger, une réforme est rendue nécessaire au nom… de la justice sociale et générationnelle. Une intention émouvante de la part du patron des patrons, pour qui cet argument semble surtout un terreau favorable à jouer au Machiavel des pensions, en opposant les uns et les autres. Il y a d’abord le grand classique de la dette générationnelle, celle que les « vieux » laisseraient aux « jeunes », selon les mots qu’il a employés sur RTL. Sur le même mode, il y a celles et ceux qui ont fait des études et celles et ceux qui n’en ont pas fait et ne bénéficient donc pas d’années complémentaires dans le calcul de leur carrière. Et puis il y a les périodes de chômage qui ne donnent pas lieu à cotisation… ce qui profiterait bien sûr aux chômeur·euses. Pour parfaire cette image de chevalier blanc, Michel Reckinger a certifié qu’il veut exclusivement agir sur les pensions les plus élevées, qui atteignent actuellement au maximum 10.300 euros mensuels. Mais il ne précise pas à partir de quel niveau une pension est, selon lui, élevée.
Nouvellement installé au poste de directeur de l’UEL, Marc Wagener a réitéré les propos de son patron dès le lendemain, dans un entretien publié par virgule.lu. « Il faut agir avant que cela ne dérape », adjure-t-il. « J’espère qu’il y aura une réforme, en plus du débat. Le contraire serait un échec », tranche le directeur, en référence à la consultation nationale voulue par Luc Frieden.
Le 4 septembre, à l’issue du premier conseil de gouvernement de la rentrée, le premier ministre CSV a annoncé le lancement, en octobre, de la large consultation promise sur le sujet. Elle sera chapeautée par la ministre de la Sécurité sociale. Martine Deprez invitera des interlocuteurs·rices bien au-delà des habituels partenaires sociaux − les syndicats et le patronat, qui représentent les cotisant·es, salarié·es et entreprises. La consultation est ouverte à la société civile, mais le gouvernement n’a pas encore précisé qui sera convié·e à la table. La question n’est pas anodine, le choix des organisations pouvant orienter les conclusions du débat. Les députés socialistes Mars Di Bartolomeo et Georges Engel ont d’ailleurs interpellé la ministre sur ce casting.
Mais Luc Frieden en veut plus et donnera la parole à l’ensemble du pays, par la mise en place d’une plateforme sur laquelle chacune et chacun pourra s’exprimer sur les pensions. Il fait appel « à tous ceux qui ont des idées » et a confié à la presse qu’il est déjà destinataire de nombreuses lettres et mails sur le sujet. D’ici à invoquer le « bon sens populaire », il y a un pas que le premier ministre n’hésitera sans doute pas à franchir quand il s’agira d’entrer dans le dur des négociations. Déjà employé sous d’autres cieux, l’appel à la « démocratie participative » est parfois un instrument visant à minimiser le poids des syndicats et des oppositions aux yeux de l’opinion.
Assureurs et banquiers en embuscade
Sur le terrain politique, les réactions à cette offensive conjuguée du gouvernement et du patronat sont pour l’instant timides. À l’exception notable de Déi Lénk, qui en a fait le sujet de sa première conférence de presse de la rentrée, ce 17 septembre. Le parti « veut faire entendre sa voix alors que le gouvernement a annoncé un grand débat public », dit le député Marc Baum. Alignée sans surprise sur les positions syndicales, la gauche met particulièrement l’accent sur la sauvegarde du régime par répartition, appelé 1er pilier. Il est à ses yeux socialement plus juste, car basé sur la solidarité intergénérationnelle. Aussi, Déi Lénk met-il en garde contre une réforme qui, sous couvert de prévenir les déficits, chercherait à favoriser le système par capitalisation. Dans ce cas, il s’agit des 2e pilier, un régime complémentaire privé proposé par l’employeur, et 3e pilier, également une complémentaire privée, mais souscrite individuellement par les salarié·es. Ce système est à l’avantage des plus hauts revenus. Il constitue une manne potentielle que lorgnent les assurances et les banques, auxquelles l’actuelle coalition CSV-DP prête une oreille attentive.
Bien que gouvernement et patronat ne s’aventurent pas ouvertement sur ce terrain, des déclarations, de Martine Deprez notamment, laissent entendre qu’une réforme des pensions passera nécessairement par davantage de capitalisation. Comme si cela allait de soi. L’idée est sous-jacente à tous les projets de réforme proposés depuis des décennies par les partis de droite et les entreprises, au Luxembourg et ailleurs en Europe.
Mais que font les syndicats pendant que l’UEL occupe avantageusement le terrain médiatique ? Officiellement, OGBL et LCGB, qui font cause commune sur le sujet, ne se formalisent pas de la présence de l’organisation patronale sur les ondes et dans les journaux. Ils affirment s’en tenir sereinement à l’agenda fixé. À savoir une conférence de presse conjointe début octobre, suivie d’une communication en direction du grand public, notamment par une campagne d’affichage, font-ils savoir au woxx. Mais en coulisses, d’aucuns reconnaissent, un peu gênés, qu’il y a eu retard à l’allumage et qu’il aurait fallu investir le champ de bataille dès le mois de septembre.
Sur ce dossier, Luc Frieden et son gouvernement jouent − et surjouent − le rôle paternaliste de l’arbitre à l’écoute du pays. Ils disent ne pas avoir d’idées arrêtées sur une réforme qu’ils n’avaient pas annoncée dans leurs programmes électoraux, mais qu’ils veulent néanmoins imposer au pays. En début d’année prochaine, le gouvernement analysera le résultat des consultations menées par Martine Deprez et décidera ensuite des mesures qu’il entend mettre en œuvre. Il y aura des discussions « difficiles », prévoit déjà le premier ministre. En répétant que rien ne se passera avant six mois, Luc Frieden veut faire croire qu’il veut laisser du temps au temps. En réalité, ce délai est très court, au vu de l’enjeu et des réserves de 27 milliards d’euros accumulées par le régime de pension, qui relativisent l’urgence à mener une réforme au pas de charge.
En noircissant les perspectives de financement des pensions, le chef du gouvernement joue la montre et veut prendre les syndicats de court. Pour le gouvernement tout comme pour le patronat, la réforme des pensions est bel et bien une course de vitesse. Ils courent ensemble et dans la même direction.
La fin de l’équilibre promise en 2023 !
S’agissant de la plus importante organisation patronale, l’UEL est assez logiquement à la manœuvre médiatique sur le dossier des pensions en cette rentrée. Le sujet fait néanmoins consensus dans le camp entrepreneurial. Carlo Thelen, le directeur de la Chambre de commerce, y consacre un bref passage dans son billet de blog mensuel du mois de septembre. Il observe « un ralentissement marqué de la dynamique du marché du travail luxembourgeois », qui aura « des répercussions évidentes sur le financement de notre système de pensions ». Il s’inquiète des conséquences néfastes des dépenses de pensions sur les finances publiques, qu’il s’agit de maîtriser. Mais heureusement, poursuit-il, « cette rentrée sera l’occasion d’ouvrir la grande concertation promise par le premier ministre sur le sujet ». Ouf ! Il est encore temps d’éviter le « mur des pensions », résultant d’un déséquilibre entre cotisations et prestations. Cette situation critique, Carlo Thelen l’a vue venir de longue date. Dans un précédent billet de blog publié en décembre 2016, il assurait que « les recettes deviendraient inférieures aux dépenses de pension dès 2023 » ! Pour étayer son propos, il s’appuyait alors sur des calculs de l’IGSS, tout en précisant que cela était conforme aux prévisions avancées par la Chambre de commerce depuis 2013 déjà. Mais, manifestement, sa boule de cristal devait être voilée. Cela n’empêche pas le patronat de recycler, en 2024, les mêmes prévisions catastrophistes en se référant à nouveau à un rapport de l’IGSS, qui situe désormais la date fatidique à 2027. Pour être tout à fait juste, il faut reconnaître que les projections à long terme en matière de retraites s’avèrent souvent inexactes. En la matière, on est parfois plus proche de l’art divinatoire que de la démonstration scientifique irréfutable, car les prévisions appellent la prise en compte de nombreux indicateurs, précisément difficiles à prévoir : la démographie, le niveau des rémunérations, la croissance du PIB ou encore l’évolution de la productivité. En tout cas, plus on s’approche du « mur des pensions », qui nous est promis depuis 30 ans, plus celui-ci semble s’éloigner.