Une plainte devant le tribunal aurait-elle conduit les banques à rétablir les comptes titres comme elles avaient rétabli les comptes bancaires ?
En 2001, Jean-Claude Juncker, alors premier ministre du Luxembourg, proposa à son gouvernement de créer un groupe de recherche avec la mission d’étudier le vol dont les Juifs avaient fait l’objet durant l’Occupation. Cette « Commission spéciale pour l’étude des spoliations des biens juifs au Luxembourg » devait également analyser les restitutions et dédommagements accordés aux victimes après la guerre. Sous la direction de Paul Dostert, historien à la tête du Centre de documentation et de recherche sur la Deuxième Guerre mondiale, depuis intégré au C2DH, la commission, composée de membres de la communauté juive, d’historiens, de personnalités publiques et de représentants d’administrations concernées, s’est réunie une première fois en juin 2002. La durée des travaux a été alors fixée à deux ans. Le « rapport final » sera remis au gouvernement en 2009. Il ne sera ni présenté en public ni imprimé. Il peut en revanche être consulté sur le site du gouvernement.
Ce qui peut du moins étonner pour un rapport dont la conclusion note qu’« au moins 30 millions en RM (reichsmarks, ndlr) » ayant appartenu aux Juifs « furent confisqués et servirent à financer la guerre et la politique de germanisation au Luxembourg ». La commission spéciale avait notamment pu analyser en détail les procédures de confiscation des comptes en banque, de l’immobilier et du mobilier, et observer qu’à part quelques rares exceptions toutes les transactions immobilières auraient été déclarées nulles par le gouvernement d’après-guerre. Pareil pour les entreprises aryanisées, restituées à leurs propriétaires. Quant aux comptes bancaires confisqués, ils auraient été restitués aux frais de l’Office pour les dommages de guerre ou alors des banques elles-mêmes, dans le cas où l’ancien-ne propriétaire ne bénéficiait pas du droit au dédommagement au Luxembourg. Environ 200 comptes « dormants », d’un montant moyen de 125 euros, restaient non réclamés.
Aucune forme de discrimination
Arrivée au terme de ces recherches, la commission spéciale, dont la mission, comme certains le formulent ironiquement, aura consisté à mettre en lumière ce qu’on l’avait invitée à trouver, retenait qu’elle n’avait constaté aucune forme de discrimination dans les restitutions et indemnisations et que par conséquent il n’y aurait pas lieu « de procéder à la réouverture du dossier de dédommagement pour réparer d’éventuelles injustices ». Elle rappelait toutefois que les dédommagements, en l’absence d’accord de réciprocité avec les pays de la plupart des ressortissants étrangers, étaient réservés aux seuls Luxembourgeois.
Parmi ses recommandations au gouvernement, la commission proposa de publier le rapport final et la liste de tous les Juifs ayant vécu au Luxembourg le 10 mai 1940, la réalisation d’un monument national de la Shoah ainsi que le versement des soldes des comptes dormants identifiés et d’éventuelles assurances-vie par les banques et compagnies d’assurance.
Le gouvernement n’y réagira qu’en 2014, soit cinq ans plus tard. Dans un courrier du 13 mai, le nouveau premier ministre Xavier Bettel invite Paul Dostert à reprendre le travail et à établir les listes complètes des comptes juifs inactifs « suggérées en 2009 » ainsi que leur montant. Voilà ce qui ressort d’un autre rapport, confidentiel celui-là et resté enfermé au ministère d’État jusqu’à ce que le « Tageblatt » en révèle en partie le contenu, dans un article publié en juin dernier. Le woxx, qui à son tour a obtenu ce « rapport final sur les comptes juifs inactifs », a décidé de le publier sur son site internet. C’est-à-dire les trois pages obtenues d’un rapport qui en tout fait quatre pages – la quatrième page, contenant les positions des différentes banques, ne nous étant pas parvenue…
Parmi les banques que contacte Paul Dostert figurent la Banque et caisse d’épargne de l’État, la BGL, la BIL ainsi que les Comptes chèques postaux. Ceci « en vue des les voir établir les listes des comptes bancaires et des comptes titres encore existants chez eux en mentionnant les montants confisqués en Reichsmark (RM) ainsi que les montants rétablis après-guerre et les montants actuels ».
L’affaire Max Hanau
Au cours de ses « propres recherches constituées en parallèle », il constate ensuite une « différence importante » faite par les banques concernant les titres confisqués par l’occupant. Il faut savoir qu’en 1949, un certain Max Hanau, Juif allemand, avait obtenu le rétablissement de son compte bancaire devant le tribunal. Et que suite à ce jugement contre CIAL et BGL, toutes les banques avaient décidé de rétablir les comptes bancaires confisqués. La BIL s’y réfère encore lorsque dans les années 1950, elle refuse à Rudolf Neumark, juriste et Juif allemand, de lui restituer ses comptes titres. Valeurs déposées que la BIL estime ne pas être tenue de restituer et pour lesquelles elle refuse de reconnaître toute « responsabilité morale », comme le note Paul Dostert. Dans son courrier à Rudolf Neumark, la BIL évoque également à la loi sur l’indemnisation des dommages de guerre de 1950, qui privilégie les Luxembourgeois et les apatrides ayant rendu des services spéciaux à la patrie… Quant au jugement dans l’affaire Max Hanau et qui forme la base légale pour cette décision, ensemble avec la loi sur l’indemnisation, il est introuvable dans les archives.
Il est « plus que probable », estime Dostert, « que les autres banques concernées se sont ralliées à cette position. » D’ailleurs, il n’aurait pas trouvé de « prise de position du gouvernement qui se serait opposée à l’attitude prise par les banques ». Il faut dire aussi que contrairement aux comptes bancaires, aucune plainte n’a été déposée concernant les titres. On se demande pourquoi. Une plainte devant le tribunal aurait-elle conduit les banques à rétablir les comptes titres comme elles avaient rétabli les comptes bancaires ? Les autorités ont-elles entrepris des démarches concrètes pour empêcher une telle plainte ?
Contre toute attente, le rapport qui vient de pointer le refus de la BIL de reconnaître une quelconque responsabilité morale vis-à-vis de Rudolf Neumark arrive à la conclusion que « des comptes titres, pour autant qu’ils aient existé à l’époque, ne peuvent faire l’objet de ce rapport ». Paul Dostert donc, dans ce rapport, non seulement recommande au gouvernement, pour une raison implicite, de passer outre la question des comptes titres, mais encore il semble mettre en doute – à travers la formulation « pour autant qu’ils aient existé à l’époque » – l’existence même de ces comptes titres.
Et ce alors que dans une note de bas de page du « Rapport sur la spoliation des biens juifs au Luxembourg » de 2009, il cite un courrier du commissaire au contrôle des banques où le montant des comptes titres est évalué à 9.884.047,96 RM. Comment se fait-il qu’une commission spéciale arrive à se contredire à un tel point ? Comment se fait-il qu’un historien décide de revenir sur le résultat de ses propres recherches ?
Certes comme l’écrit le « Tageblatt », le rapport « dissuade en partie les mythes » entourant les comptes dormants juifs et les millions d’euros qui y sommeilleraient. Mais il est loin de donner une réponse à la question du profit que les banques en ont tiré, par exemple des comptes titres qu’elles n’ont pas été obligées de restituer.
Paul Dostert au cours de ses recherches localise seulement 89 comptes inactifs, dont 87 se trouvent à la BCEE et deux auprès de la BIL, pour un montant total de 41.967 euros. 250.000 euros environ, avec intérêts*, selon les calculs du « Tageblatt ». La Poste et la BGL, la banque qui avait cédé à Max Hanau, indiquent ne détenir aucun compte dormant de cette époque.
Ni confirmation ni invalidation
Pourquoi donc ce buzz autour des comptes dormants ? Parce que les comptes titres représentent une valeur beaucoup plus importante et que parler des comptes dormants est une manière de dévier l’attention ? C’est là une hypothèse que Paul Dostert, contacté par le woxx, n’a souhaité « ni confirmer ni invalider », tout en soulignant n’avoir pas trouvé au cours de ses recherches de liste avec des détenteurs de comptes titres.
Paul Dostert est aujourd’hui retraité. À la question de savoir pourquoi il renie ses propres thèses, il indique seulement ne pas avoir été indépendant au moment de la rédaction du rapport, mais « au service du ministère d’État », et que le rapport reflète non pas les opinions du président, mais de toute la commission spéciale. Et puis que cela fait un moment déjà qu’il n’est plus proche du dossier : « Je ne rêve plus de ce rapport la nuit ».
* cette phrase a été modifiée : en effet, dans la version papier de l’article, la précision « avec intérêts » était manquante. Nous vous prions de bien vouloir nous en excuser.
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Rapport final sur les « comptes juifs inactifs ».
Dans son rapport sur les « biens juifs spoliés », remis en juin 2009 au Gouvernement et publié sur Internet, la commission avait estimé à quelque 200 le nombre des comptes juifs inactifs. Elle avait alors recommandé au gouvernement de continuer les recherches en vue d’établir des listes complètes de ces comptes et d’indiquer le montant des avoirs. Or, le gouvernement n’a réagi qu’en 2014 en nous demandant d’établir les listes suggérées en 2009 (Lettre de M le Premier ministre Xavier Bettel, du 13 mars 2014). Dans la suite, nous nous sommes adressés aux banques concernées, en l’occurrence la Banque et Caisse d’Epargne de l’Etat (BCEE), la Banque Générale du Luxembourg (BGL), la Banque Internationale à Luxembourg (BIL) et les Comptes et Chèques postaux (CCP), en vue de les voir établir les listes des comptes bancaires et des comptes titres encore existant chez eux en mentionnant les montants confisqués en Reichsmark (RM) ainsi que les montants rétablis après-guerre et les montants actuels.
Nos propres recherches continuées en parallèle nous ont permis de préciser une différence importante qui a été faite par les banques par rapport aux titres confisqués par l’occupant. Si les banques ont accepté de rétablir les comptes bancaires suite à un jugement de 1949, elles ont estimé que les titres constituaient des valeurs déposées auprès des banques que les banques n’étaient pas tenues à restituer.[1] Dans sa correspondance avec le Dr. Rudolf Neumark, la BIL refuse encore d’accepter une responsabilité morale pour les titres confisqués par les Allemands. Même si nous n’avons pas trouvé de documents comparables d’autres banques, nous estimons qu’il est plus que probable que les autres banques concernées se sont ralliées à cette position. Nous n’avons pas trouvé de prise de position du gouvernement qui se serait opposé à l’attitude prise par les banques. Personne n’a d’ailleurs porté l’affaire devant les tribunaux comme cela a été fait pour les comptes bancaires (Affaire Hanau contre la BGL).
Voilà pourquoi nous sommes arrivés à la conclusion que des comptes titres pour autant qu’ils aient existé à l’époque, ne peuvent faire l’objet de ce rapport.
Nous disposons aujourd’hui de rapports des quatre banques relatifs aux comptes bancaires confisqués par l’occupant, rétablis à la Libération et restés inactifs depuis.
Alors que les CCP nous ont très rapidement informés qu’aucun compte juif inactif n’existait chez eux, les trois banques ont fait des recherches en se basant sur les listes des titulaires de comptes en banque établis par la commission entre 2003 et 2008.
La BCEE a retrouvé 87 comptes juifs inactifs (c’est-à-dire des comptes où depuis 1942 il n’y a eu aucun mouvement pendant au moins 30 ans), partant d’une liste de 211 noms de propriétaires de 221 comptes confisqués par l’occupant allemand.
La BIL a retrouvé 2 comptes juifs inactifs (y inclus des comptes de titres) partant d’une liste de 225 noms.
La BGL n’a retrouvé aucun compte inactif partant d’une liste de 145 noms.
Lors de ces recherches, les trois banques ont parfois retrouvé des comptes dont elles estimaient qu’ils pourraient appartenir à des personnes juives, mais nos recherches ont montré que tel n’était pas le cas, sauf pour quelques comptes bancaires à la BCEE.
Pendant nos propres recherches, nous avons été supris de tomber sur des noms de personnes qui à notre su étaient toujours en vie, mais ignoraient l’existence d’un compte à leur nom. Nous avons alors contacté directement ces personnes au Luxembourg ou fait des recherches par l’entremise de nos représentations diplomatiques à l’étranger. Ainsi le produit d’un compte a pu être restitué à son propriétaire légal. Les autres personnes ont été mises en contact avec la banque concernée et nous espérons que leurs avoirs pourront leur être restitués dans les meilleurs délais.
Pendant les années de recherche, nous avons également pu répondre positivement à un certain nombre de demandes de renseignements sur l’existence de comptes confisqués. Quelques-unes de ces demandes ont connu un dénouement positif et les sommes dues ont été restituées. Il nous paraît important de souligner que nos recherches se sont arrêtées à chaque fois dès que l’ancien détenteur d’un compte ou ses héritiers étaient entrés en contact avec la banque concernée. Dans ces cas, nous nous sommes limités à livrer des données supplémentaires à la demande de la banque ou du détenteur du compte. A notre connaissance, tous ces cas ont trouvé des solutions à la satisfaction des deux côtés.
Au total les 87 comptes de la BCEE et de la BIL valent aujourd’hui 41.976,82 Euros.
Les comptes découverts à la BIL ont une valeur de 13.934,9 Euros.
Ce constat peut surprendre dans la mesure où des historiens avaient estimé à quelque 200 les comptes juifs inactifs. En regardant de plus près les résultats des recherches, il est apparu que la BCEE avait bien retrouvé un total de 169 comptes inactifs en 2009, mais seulement 85 de ces comptes avaient des propriétaires juifs. Il faut dire que les comptes bancaires d’autres groupes de persécutés avaient également été confisqués par l’occupant : les déportés politiques et les familles transplantées en Silésie (Emgesiedelt) p. ex. D’ailleurs le premier procès devant les tribunaux luxembourgeois en vue du rétablissement d’un compte d’épargne confisqué par l’occupant avait été intenté à la BCEE par le ministre de l’instruction publique, Nicolas Margue.
Il existe de nombreuses raisons qui peuvent expliquer pourquoi un compte n’est pas revendiqué par un titulaire et/ou n’a pas été reconstitué : émigration du client et/ou de sa famille/ses héritiers vers d’autres pays, mobilisation en tant que soldat et décès pendant la guerre, déportation et assassinat, absence d’héritiers, ignorance de l’existence de comptes par les héritiers, conditions de rétablissement non remplies, complexité des recherches, listes incomplètes et non à jour pour ne citer que les principales causes que nous avons trouvé.
Remarques finales :
En vue de l’implémentation des recommandations de la Commission au gouvernement il conviendrait de publier sur Internet tous les noms, prénoms, date et lieu de naissance des détenteurs des comptes concernés en viue de retrouver d’éventuels héritiers. En l’absence d’héritiers, les sommes incriminées seraient versées à la Caisse de consignation. Ces sommes pourraient servir de capital de base pour une « Fondation de la Shoah » à créer au Luxembourg.
Une durée de 6 à 9 mois comme délai devrait être suffisante pour permettre à d’éventuels héritiers de se manifester. Il est à souligner que le montant ne pourra être un élément décisif pour un héritier de se manifester. Il paraît également évident que le transfert éventuel à des héritiers des sommes en question, devra se faire sans frais pour ces héritiers. Notre mission se limiterait à mettre en contact les éventuels propriétaires ou leurs héritiers avec les banques concernées.
Un problème supplémentaire qui devra être résolu est celui de la clôture administrative des comptes inactifs après trente ans. Nous ne discutons pas le bien-fondé juridique et économique de cette décision, dans la mesure où elle ne porte pas atteinte aux droits des titulaires, mais elle a conduit à l’absence de versement d’intérêts. Il est vrai que les discussions sur des comptes juifs inactifs n’ont commencé qu’à la fin des années ’90, mais la raison du silence des détenteurs des comptes, la Shoah, est bien sans précédent au monde à ce jour. Les détenteurs faisaient partie de la communauté juive que l’occupant nazi avait désigné comme « anti-race » qu’il fallait exterminer. La Shoah exige aujourd’hui qu’on en se rabatte point sur des positions juridiques ou économiques. Il faut une réponse morale à la question de la restitution des comptes juifs inactifs.
Une première mesure serait de recalculer les intérêts jusqu’au 31 décembre 2016 (ou la date de restitution).
Dans un deuxième temps une « Fondation de la Shoah » pourrait être créée et alimentée d’une part par l’Etat, et d’autre part par les entreprises luxembourgeoises au moyen d’un don substantiel qui clôturerait définitivement toutes les discussions sur des comptes ayant appartenu à des Juifs. Les dons d’entreprises luxembourgeoises et étrangères devraient être volontaires et, suivant les exemples de l’étranger, leur permettre d’associer leur nom à la création de la Fondation. Il s’agira alors d’assumer une responsabilité citoyenne et solidaire vis-à-vis des victimes « oubliées » de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale du Grand-Duché. Il faudra en revanche éviter la reconnaissance d’une quelconque culpabilité ou responsabilité à l’égard des crimes commis, dans la mesure où tous, y compris les entreprises et banques ont parfois aussi été victimes du régime nazi. Je joins à ce rapport trois prises de position de banques sur leur situation pendant l’occupation.
— Texte manquant —
[1] Archives BIL: Dossier 1: Rétablissement comptes confisqués (juifs): Lettre de la BIL au Dr. Rudolf Neumark à New York du 31 mars 1952: „ Tatsächlich möchten wir ihnen hiermit nochmals bestätigen, dass ein Unterschied zu machen ist zwischen den von den Nazibehörden beschlagnahmten Geldguthaben und den Wertpabieren. Die Geldguthaben sind wieder herzustellen, laut Abmachung mit den hiesigen Behörden sowie auf Grund des Kriegsschädengesetzes. Bei den Wertpabieren handelt es sich jedoch um bei den Banken deponierte Werte welche rechtlich von den Banken nicht zurück zu erstatten sind.“