Sur les planches : Never Vera Blue

Le Théâtre ouvert Luxembourg entame l’année 2023 avec une pièce forte sur les violences psychologiques, où le pouvoir des mots révèle son double tranchant.

Sur scène, l’enfermement mental de la narratrice est palpable. (Photos : Antoine de Saint Phalle)

On ne sait pas vraiment à qui s’adresse la narratrice de « Never Vera Blue ». À la police, aux services sociaux, à nous à travers le « quatrième mur » du théâtre, à elle-même ? Et si elle s’adresse à elle-même, est-ce, comme elle l’a entendu, le début de la folie ? Il faut un temps avant de relier les différents fils narratifs de son histoire, tressés de façon complexe par Alexandra Wood. Perdue d’abord dans ce qui se révélera un estomac, elle mélange dans son monologue une revisite du « Petit Chaperon rouge » et le récit symbolique d’un soldat dans un tunnel, pour en venir au présent, là où elle subit l’emprise psychologique de son mari. Il y a cependant un point commun à ces récits : même si l’on sait que quelque chose ne va pas (comment ne pas voir les grandes oreilles du loup, par exemple ?), on tombe dans le piège. Celui où le père de ses deux filles l’a enfermée − dans le sens littéral du terme, en outre. Elle se retrouve ainsi dehors sans pouvoir entrer chez elle, tout comme elle se fait enfermer à l’intérieur avant une réunion de travail cruciale.

Le texte de la dramaturge britannique mélange les souvenirs et les allégories, révélant au fur et à mesure le carcan dans lequel sa protagoniste se trouve reléguée. Les mots y pèsent de tout leur poids et de toute leur force de persuasion perverse de la part du mari, lorsque les dialogues sont cités. Mêlant cajoleries et reproches, niant l’évidence de sa violence verbale et psychologique, l’homme parvient ainsi à assujettir, à dominer la vie commune. D’autant qu’il est, bien entendu, charmant en société. Les mots sont les outils de cette manipulation constante ; mais, à l’inverse, ils témoignent également de celle-ci sur scène.

On imagine les choix cornéliens de la traductrice Sarah Vermande pour transposer en français cette épée à double tranchant. Défi bien relevé : les scènes où la parole devient une arme sont criantes de vérité. Du texte, on regrettera peut-être que l’onirisme introduit par Alexandra Wood avec les plantes de la narratrice (Never, Vera et Blue, à l’origine du titre), qu’elle cajole et avec qui elle pense communiquer, soit finalement plutôt restreint par rapport aux scènes réalistes, qui se taillent au fil de la pièce la part du lion. Un petit déséquilibre qui ne saurait entacher la terrible marche vers l’accident de trop.

Parler aux plantes, un acte de guérison ?

Le détournement cognitif à l’œuvre

Pour sa mise en scène, Aude-Laurence Biver, assistée de Jillian Camarda et que Christian Klein seconde à la scénographie, choisit de plonger le public dès le début dans les affres du doute. Le plateau se présente sans autre lumière que celle de la lampe de poche de la comédienne. Le spectacle deviendra dès lors une sortie progressive de l’obscurité. Tout comme la manipulation mentale alterne le chaud et le froid, il y aura bien évidemment des retombées décourageantes dans cet estomac qui accueille la protagoniste, mais aussi des épisodes ou les flashs de véhicules d’intervention montreront que le noir n’est pas une fatalité. Les lumières de Manu Nourdin revêtent par conséquent une importance capitale, tandis que la musique de Benjamin Zana seconde avec habileté l’ambiance installée.

La comédienne manœuvre sur le plateau des cadres lumineux qui l’enferment, l’empêchent de projeter sa voix… mais peuvent au contraire amplifier celle-ci selon leur positionnement. Une autre manière de montrer les montagnes russes du « détournement cognitif » à l’œuvre dans l’attitude toxique du mari. La symbolique est plutôt appuyée, mais servie avec beaucoup d’empathie. En effet, l’équipe a, pour préparer cette production, effectué des recherches sur le sujet avec le Planning familial et le CID Fraen an Gender. Tout comme l’autrice a travaillé avec des femmes victimes de violences domestiques pour l’écriture de sa pièce.

Émeline Touron, seule en scène pendant plus d’une heure, offre une incarnation puissante pour un texte qu’on imagine délicat à mémoriser et à jouer, tant l’ascenseur émotionnel dans lequel il emporte est rapide. Elle sait se faire fragile, prostrée, mais aussi tout à fait crédible, modulant sa voix, dans les séquences de violence psychologique. Son énergie et sa présence représentent en fait une sorte de remède à la noirceur du propos. Si l’on n’est pas happé par la sinistrose devant ce qu’il faut bien qualifier de torture − de la violence mentale à la violence physique, il n’y a qu’un pas, qui sera franchi −, c’est grâce à son interprétation habitée. Car l’écriture d’Alexandra Wood ne nous gratifie pas de beaucoup de soupapes de relâchement. Le sujet est trop important et trop sombre pour y introduire de l’humour. Pourtant, dans son fauteuil, on ressent la fascination de la souris pour le chat.

Au TOL, encore les 19, 20, 21, 25, 26, 27 janvier, 2 et 3 février à 20h ainsi que le 29 janvier à 17h.

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