Théâtre
 : Continent noir et Père blanc


Le Centaure ouvre sa saison avec « Mission » de David Van Reybrouck. Une plongée subtile et progressive dans les affres douloureuses d’un pays qui n’en finit pas de souffrir, menée de main de maître par le comédien Francesco Mormino.

Formidable performance pendant 90 minutes de Francesco Mormino dans ce monologue de David Van Reybrouck. (Photo : Bohumil Kostohryz)

Ça commence comme un monologue de théâtre classique. Le père Grégoire, valise à la main, raconte la difficulté des retours au pays, la Belgique, lorsqu’on est installé comme missionnaire en Afrique. Puis il enchaîne sur son histoire, celle qui lui a fait lâcher une petite amie (c’était pourtant « du sérieux ») pour le séminaire des Pères blancs, ces religieux qui se consacrent à l’évangélisation de l’Afrique. S’ensuivent quarante-huit ans sur place, avant et après l’indépendance du Congo belge. « Pas vraiment de l’humanitaire », se moquent parfois gentiment de jeunes volontaires d’ONG, qui viennent eux pour seulement quelques mois.

Alors le père Grégoire dit la patience qu’il faut pour gagner la confiance des habitants, le minutieux apprentissage des langues locales (excellente idée que cette interruption téléphonique en swahili). Il raconte les petits accommodements avec la doctrine rigide de Rome, les distributions de préservatifs et les confessions de 300 personnes en même temps. Il décrit le bricolage de fauteuils roulants pour aider les plus faibles.

Peu à peu, le monologue devient percutant. Les petites histoires parallèles finissent par former l’immense fleuve Congo. C’est que David Van Reybrouck, auteur du livre à succès « Congo. Une histoire », a mené des dizaines d’entretiens avec des missionnaires pour écrire sa pièce. Et s’il s’intéresse évidemment à la genèse d’une vocation ou au travail de fond peu reconnu des Pères blancs, le cœur de son propos reste l’indicible souffrance que connaît toujours le pays. C’est la métaphore de la pluie battante qui sonne le glas du confort du spectateur, déjà bien secoué par la lecture du témoignage poignant d’une victime de viols à répétition. Sous une bande-son de gouttes menaçantes, le père Grégoire trouve enfin les mots pour décrire la tragique accumulation de guerres qui mine la région depuis la colonisation belge.

Et pourtant, dit-il, « nous avons raconté, à Genève, à Rome, à New York. Nous l’avons raconté ». Comment, dès lors, ne pas être ébranlé dans sa foi ? Francesco Mormino étale toute sa science d’acteur dans ce monologue éprouvant, tant pour lui que pour le spectateur. Il guide celui-ci dans un dédale d’émotions. On commence en douceur, par une sorte de nostalgie pour une Belgique désormais plus rêvée que vécue tant elle a changé. De fil en aiguille, l’intensité augmente jusqu’à la colère finale devant les atrocités d’un monde abandonné par la divinité en laquelle le missionnaire avait placé tous ses espoirs. Il faut voir le comédien tour à tour souriant timidement à l’évocation d’une fiancée, rayonnant de bonheur à la description de son travail de fourmi avec les Africains, invectivant Dieu en lui reprochant son inaction, des sanglots dans la voix.

La mise en scène de Marja-Leena Junker, secondée par Trixi Weis à la scénographie et Romain Stammet aux lumières, permet d’éviter le statisme inhérent à un monologue théâtral sans pourtant céder à l’hyperactivité, qui ne siérait pas à un missionnaire dont le travail est de prendre du temps. Le mouvement est également donné par la sobre mais efficace création sonore de René Nuss, qui ponctue les textes avec ses bruitages et ses musiques africaines sans en faire trop. C’est d’ailleurs peut-être le secret de l’alchimie réussie de ce spectacle : rester posé pour mieux mettre en valeur les éclats qui dénoncent une situation tragique. Une rentrée en force pour le Centaure.

Au Théâtre du Centaure, les 7, 8, 10, 11, 17 et 18 novembre à 20h ainsi que les 9 et 16 novembre à 18h30.

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