« Tout devait disparaître » : C’est quoi, le vrai crime ?

« Tout devait disparaître » de Jérôme Quiqueret, paru chez Capybarabooks, est bien plus que l’« histoire véridique d’un double meurtre commis à Esch-sur-Alzette » en 1910, promise dans le sous-titre.

Ce qui se cache derrière la couverture de « Tout devait disparaître » de Jérôme Quiqueret : l’histoire émouvante non pas seulement du couple assassiné Kayser-Paulus, mais de toute la ville d’Esch-sur-Alzette, bien plus que la capitale culturelle européenne en 2022. (Copyright : woxx/Isabel Spigarelli)

Jérôme Quiqueret, journaliste et historien, a été nominé cette année pour le « Lëtzebuerger Buchpräis » avec « Tout devait disparaître ». Même si l’auteur est reparti les mains vides, son livre, dont le style se situe quelque part entre littérature et récit d’enquête, mérite d’être lu. Les lectrices et les lecteurs sensibles ne doivent pas être intimidé-es par le double meurtre, car le crime passe de plus en plus au second plan au fil des pages. Inversement, les passionné-es de crimes impatient-es seront peut-être déçu-es, car Quiqueret prend le temps de résoudre l’affaire.

« Tout devait disparaître » commence bien par le meurtre du couple Kayser-Paulus, qui s’est produit en 1910 à la lisière de la ville d’Esch, mais l’auteur va plus loin. L’affaire s’y prête : l’enquête a duré près de dix ans. Une époque pendant laquelle le mouvement ouvrier d’Esch était en pleine tourmente, où il y avait des luttes de pouvoir politiques et où la Première Guerre mondiale a éclaté. Outre ces événements, Quiqueret s’intéresse également à la manière dont les médias ont traité l’affaire Kayser-Paulus. Son livre se lit ainsi comme une rétrospective du paysage de la presse luxembourgeoise, à l’époque clairement divisée entre les publications catholiques et les journaux révolutionnaires. Le Wort en particulier, qui était à ce moment-là fermement aux mains de l’Église catholique, faisait peser une suspicion générale sur les travailleurs-euses venant de l’étranger.

Dans l’échange avec le woxx, Quiqueret parle de l’évolution de la presse, notamment en ce qui concerne le traitement de la xénophobie et des discours publics, ainsi que des faits divers en général. « Je crois que le fait divers continue souvent à être utilisé pour ‘faire diversion’, comme le constatait le sociologue français Pierre Bourdieu. Parler de faits divers, c’est souvent ne pas évoquer d’autres problèmes bien plus importants, comme l’inégale répartition des richesses et les ravages du capitalisme, qui ne sont d’ailleurs souvent pas étrangers à la criminalité », dit Quiqueret. « Traiter de la xénophobie ou de sujets sociaux demande bien plus d’investissement. » Dans le traitement des faits divers, on remarquerait « un jeu dangereux avec les émotions des citoyens », même si pour lui cette rubrique est un « formidable moyen de prendre le pouls d’une société ».

C’est ce que l’auteur fait dans son livre – également en ce qui concerne la perception de la police au début du 20e siècle. Le positionnement des citoyen-nes vis-à-vis des autorités ressort régulièrement, tout comme la manière dont ces dernières ont géré leurs responsabilités. Les discussions que Quiqueret fait revivre rappellent en partie les critiques contemporaines sur la violence policière et la corruption. « Les ordres que la police reçoit sont éminemment politiques et disent quelque chose de l’ordre du monde et des rapports de forces qui le régissent », précise l’auteur. « En cela, la situation n’a pas changé et le débat politique sur le rôle de la police et son utilité est permis. »

Un autre fait qui a peu évolué depuis 1910 est l’image de la ville d’Esch. Il y a les résident-es de longue date qui défendent leur ville bec et ongles, mais il y a aussi celles et ceux qui se plaignent d’un sentiment de sécurité en baisse. Pour Quiqueret, la réputation de l’Esch d’aujourd’hui est toujours tributaire des débats de l’époque industrielle : « Si cette réputation reposait sur une conflictualité plus élevée dans cette cité industrielle ouverte que dans un village de l’Oesling isolé, elle était toutefois surtout exagérée et instrumentalisée », évoque-t-il. « À l’ombre des hauts fourneaux se développaient aussi des enjeux qui dépassaient largement la seule croissance économique. Le bassin minier attirait beaucoup de jeunes gens de la campagne, y florissaient des idées politiques nouvelles, contestataires, et s’y diffusait aussi une certaine liberté d’être et de vivre qui ne plaisait pas à ceux qui avaient un intérêt à ce que rien ne bouge, à commencer par l’Église catholique. » Son livre contribuerait à ce qu’il appelle la « généalogie » de la mauvaise réputation d’Esch. « Dans les milieux conservateurs eschois, on utilise d’ailleurs encore aujourd’hui l’expression du 17e siècle ‘la mauvaise Esch’, dans le sens qu’on lui donnait au début du 20e siècle », révèle-t-il.

Copyright: CC-BY Zinneke-SA-3.0

« Traiter de la xénophobie ou de sujets sociaux demande bien plus d’investissement. »

Quiqueret offre également des perspectives intéressantes d’un point de vue féministe. Si les femmes ne jouent à première vue qu’un rôle secondaire dans l’enquête, elles ont souvent été interrogées en tant que témoins, par exemple parce qu’elles avaient une liaison avec un suspect ou parce qu’elles se sont emportées en pleine rue contre d’éventuels coupables. « On se rend compte que ces femmes se rencontrent et échangent dans la rue, au cabaret, qu’elles ont un poids politique par le regard qu’elles portent sur la société », dit Quiqueret. « Dans l’enquête, on observe aussi des solidarités fortes entre femmes pour dénoncer les ravages de la domination masculine, qui s’exprime à travers le comportement de la police. »

À un moment du livre, en effet, les personnes qui s’intéressent à l’évolution du discours social sur la violence sexuelle et l’abus de pouvoir tendent l’oreille : tard dans la procédure, les accusations de plusieurs femmes contre l’un des policiers chargés de l’enquête se sont multipliées, lui reprochant de les avoir harcelées sexuellement. Des accusations que le policier a rejetées. La manière dont les accusations ont été accueillies et le traitement réservé au policier concerné sont exemplaires des structures patriarcales dans lesquelles la voix de groupes marginalisés est systématiquement dévalorisée. Parallèlement, Quiqueret décrit brièvement le discours politique et social sur le rôle comme sur les droits des femmes, qui se sont renforcés à cette époque au Luxembourg : « L’Église se sert d’elles pour contrôler la vie politique et sociale de leurs époux, et le mouvement social-démocrate milite pour leur émancipation, qui irait de pair avec le renforcement du mouvement ouvrier. »

Même si le livre aurait pu être moins épais et si l’auteur se perd à certains endroits dans des explications fastidieuses sur tel ou tel conflit, « Tout devait disparaître » se lit bien. Quiqueret fait revivre de sa plume des personnages défunts depuis longtemps, de manière si réussie que seule notre raison nous rappelle que l’auteur n’a jamais pu croiser ces figures emblématiques de l’histoire d’Esch. Qui a grandi dans cette ville et dans ses alentours appréciera la découverte et pourra mettre un visage sur des noms de rues, découvrant par exemple Caspar-Mathias Spoo ou Xavier Brasseur, des personnes qui ne sont que partiellement connues par la jeune génération. Interrogé sur un crime récent qui, dans 100 ans, pourrait constituer un cas symbolique comparable à celui du couple Kayser-Paulus, Quiqueret hésite. Il écrit d’abord qu’il n’y en a pas, mais ensuite ose faire un pronostic : « Je pense à la bagarre mortelle survenue entre jeunes gens à Bonnevoie en février 2021. On pourrait s’intéresser à la culture de ces jeunes protagonistes, à la question de la possibilité de progression sociale des jeunes d’origine immigrée, on verrait aussi l’hostilité envers les jeunes. »

« Tout devait disparaître », Jérôme Quiqueret. Capybarabooks : 2022.

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