Trouvailles d’une documentaliste : « Ce sont des lettres d’amour ! »

Le projet « Et que tu te portes bien » de la documentaliste Léa Promaja et de Radio Dragon fait halte au Centre culturel portugais – Camões à Luxembourg-ville le jour de la Saint-Valentin : les correspondances recueillies et au cœur de ce travail datent de l’époque des guerres coloniales portugaises et représentent beaucoup plus que de simples déclarations d’amour.

Un tas de télégrammes déchirés et jaunis : cette trouvaille de la documentaliste Léa Promaja a engendré un projet historique de grande envergure. (Copyright: Radio Dragon)

Un paquet de lettres perdues aboutit parfois à bien plus que de la pollution : en 2009, Léa Promaja, une documentaliste du Trièves, dans les Alpes françaises, a trouvé une correspondance dans les rues de Lisbonne, ce qui a entraîné un travail historique de longue haleine. Les échanges de lettres en question dataient de la fin des années 1960 : une femme écrivait à son fiancé qui résidait à la caserne et qui avait ensuite été stationné deux ans au Mozambique lors des guerres coloniales portugaises (1961-1974). Léa Promaja décrit sa trouvaille sur son site : « Un foulard des années 1930 attire mon regard, et plus intéressant… un tas de papiers. Un tas de vieilles lettres manuscrites déchirées et jaunies, de télégrammes, entre deux personnes, lui en Afrique, à la guerre, elle, à Lisbonne. Ce sont des lettres d’amour. Réunies, déchirées, jetées. J’ai envie d’en trouver une (…) qui ne soit pas déchirée par la moitié. Elles semblent toutes l’être. Il faut que j’en reconstitue une, je commence à chercher. Il y en a des centaines, elles ont été envoyées du Mozambique en 1970, 1971… La première réaction de mon amie portugaise : ‘Elles datent d’avant la révolution (des Œillets, 25 avril 1974) !’ La mienne : ‘Ce sont des lettres d’amour !’ »

Au début des années 1970, le Portugal a combattu militairement les mouvements indépendantistes de plusieurs pays africains qui s’opposaient à l’empire colonial. L’État portugais refusait toujours d’abandonner ses colonies africaines. Les lettres étaient des aérogrammes. « Les aérogrammes étaient intitulés “Mouvement national féminin” – une opération du pouvoir en place pour mobiliser les femmes du Portugal à encourager l’effort de guerre des soldats », écrit Promaja sur son site. Un détail qui permet de jeter un coup d’œil sur l’histoire du féminisme au Portugal : celui-ci a été victime de la répression de la dictature militaire d’António de Oliveira Salazar dans les années 1950 et au début des années 1960, comme le rappelle la chercheuse Patricia Vieira dans son article remarquable « Feminismus, eine Elitebewegung ? Zur Geschichte des Feminismus in Portugal » (2001). Ce n’est que vers la fin des années 1960 – c’est-à-dire à l’époque où les lettres ont été rédigées – que les mouvements féministes ont refait leur apparition au Portugal. Vieira associe cette évolution à la critique nationale de plus en plus forte envers la guerre coloniale et à la démission de Salzar en tant que premier ministre en 1968. Selon la chercheuse, celle-ci a eu pour conséquence une « libéralisation douce mais progressive du régime », favorisant la formation de groupements non gouvernementaux.

« Un foulard des années 1930 
attire mon regard, et plus intéressant… un tas de papiers. Un tas de vieilles lettres manuscrites déchirées et jaunies, de télégrammes, entre deux personnes, lui en Afrique, à la guerre, elle, à Lisbonne. »

Mais revenons aux aérogrammes. Après leur découverte, Léa Promaja a cherché à connaître l’autrice des lignes et a en effet réussi : « J’ai retrouvé l’autrice de ces lettres, qui a donné son accord pour qu’elles soient utilisées, dans le respect de son identité. » Celle-ci lui a fait don de ces lettres, sous condition de préserver son anonymat. Et ainsi s’est développé un projet soutenu par Radio Dragon, association qui anime une radio locale sur les territoires du Trièves, de Valbonnais, du Beaumont et de la Matheysine, mais aussi par beaucoup d’autres institutions et personnes privées. Des ateliers de reconstitution des lettres ont eu lieu. « Un petit groupe de bénévoles a découvert le travail des archivistes, avec le ruban adhésif spécial pour la bonne conservation des documents, l’indexage des 400 lettres assemblées jusqu’à présent, ainsi que leur transcription », peut-on lire dans le communiqué de presse qui annonce l’événement au Centre culturel portugais – Camões. Désormais le projet intéresse aussi des enseignant-es de portugais de la faculté de Rennes et des étudiantes qui traduisent les documents.

Depuis 2020, les auditrices et les auditeurs de Radio Dragon sont invité-es « à découvrir le travail de l’archivage historique avec les équipes de la radio et le Fonds documentaire triévois », comme le dit la station radio sur son site. Des extraits des lettres sont disponibles sous forme de fichiers audio en libre accès au même endroit. Radio Dragon décrit le projet « Et que tu te portes bien » comme une possibilité de connaître l’histoire du Portugal, mais aussi celle des Portugais-es qui ont fui la dictature de Salazar pour s’installer en France – un sort certainement partagé par de nombreuses Portugaises et de nombreux Portugais qui ont émigré au Luxembourg. Léa Promaja retravaille le sujet à son tour depuis 2021, à travers des lectures sur le régime de Salazar et la guerre coloniale portugaise, afin de produire des émissions de radio qui permettent d’augmenter la visibilité de cette partie de l’histoire européenne.

Le 14 février, au Centre culturel portugais – Camões, des extraits des lettres seront récités par Rita Bento dos Reis en français et en portugais. La comédienne bilingue est probablement connue de certain-es : en 2018, elle a mis en scène à l’Escher Theater sa pièce « Intranquillités – Suite pour âmes perdues », librement inspirée du « Livre de l’intranquillité » de Fernando Pessoa. Mardi prochain, sa lecture sera accompagnée par des extraits sonores. Victor Pereira, historien à l’université de Pau, terminera la soirée par un aperçu historique de la période pendant laquelle les correspondances ont été écrites. Pereira a notamment écrit un livre sur la dictature de Salazar et la migration portugaise vers la France : « La dictature de Salazar face à l’émigration : l’État portugais et ses migrants en France (1957-1974) » (2012). L’événement commence à 19h. Il est soutenu par le fond « L’Europe pour les citoyens », co-organisé par Radio Dragon, le Centre de documentation sur les migrations humaines et le Centre culturel portugais – Camões.

Le 14 février à 19h au Centre culturel portugais – Camões (4, pl. Joseph Thorn, L-2637 Luxembourg). En français et en portugais. Entrée libre.

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