Le cimetière de Bonnevoie accueille-t-il la dépouille d’un nationaliste ukrainien et possible criminel de guerre ?
En 2015, quelques jours après avoir banni les symboles nazis et soviétiques de la sphère publique, Petro Porochenko a émis un décret instaurant le 14 octobre* comme Journée des défenseurs de l’Ukraine. Une tentative pour le président ukrainien de faire le grand écart entre les aspirations démocratiques de son pays, en conflit avec la Russie, et le besoin de trouver des modèles identificatoires dans l’histoire nationale. Sauf que la date retenue du 14 octobre est tout sauf anodine : c’est la journée où traditionnellement l’extrême droite ukrainienne célèbre la fondation en 1942 de l’Armée insurrectionnelle d’Ukraine (UPA) pour lutter contre l’occupant nazi puis soviétique ainsi que la mémoire de Stepan Bandera, l’un de ses dirigeants. Et ce alors que l’Union des nationalistes ukrainiens (OUN), dont l’UPA a été un des bras armés, a poursuivi dès les années 1930 un agenda fasciste et s’est notamment rendue coupable du massacre des Polonais en Volhynie. Rien non plus sur la collaboration de l’OUN avec le pouvoir nazi et son implication dans la Shoah par balles.
Par conséquent, cette décision ne pouvait que servir les médias russes avides de récits transformant l’Euromaïdan en putsch fasciste. Et renforcer l’extrême droite ukrainienne, dont le score aux élections reste pourtant bien loin derrière celui de l’extrême droite française, belge ou allemande. Aussi, cette année, le sénat polonais a approuvé une loi anti-Bandera, pénalisant la négation des « crimes des nationalistes ukrainiens ». Il y a quelques jours, la ville de Lviv, fief du parti néonazi Svoboda, a baptisé 2019 « année Stepan Bandera ». Joel Lion, ambassadeur d’Israël à Kiev s’est dit « choqué ».
Polonais et Juifs
Mais Stepan Bandera n’était pas seul à incarner l’OUN, d’ailleurs marquée par une scission importante entre bandéristes et melnykistes (d’après Andreï Melnyk, adversaire historique de Stepan Bandera). Aujourd’hui encore, on oppose la radicalité de Stepan Bandera à la modération de Melnyk. Alors que tous deux ont collaboré avec l’occupant nazi en vue d’une Ukraine indépendante. Et que cette vision épousait celle des nazis, dans le sens où depuis les années 1930, l’OUN rêvait d’une Ukraine ethniquement homogène, débarrassée de ses minorités polonaise et juive. Les Juifs étaient assimilés au bolchévisme et aux auteurs de la Révolution russe – une vision des choses dont même un Alexandre Soljenitsyne nobélisé se fera le relais à la fin de sa vie.
L’historiographie aussi s’est toujours concentrée sur Bandera. Alors que la liste des crimes de guerre impliquant des membres de l’OUN-B comme de l’OUN-M (Volhynie, Chatyn, Babi Yar…) est longue et insoutenable. Même si, comme leurs sympathisants aiment le répéter, Bandera et Melnyk étaient tous deux prisonniers au camp de Sachsenhausen, au moment où les faits reprochés ont eu lieu… Dans ce contexte, Yuri Radchenko renvoie toujours au programme de l’OUN datant des années 1930 et qui prône un combat ethnique contre les Polonais et les Juifs – idées dont ses membres étaient imbibé-e-s et qui guidaient leurs actes. Jeune historien à l’Institut d’études orientales et de relations internationales de Kharkiv et chercheur à l’université Ben-Gourion du Néguev, Yuri Radchenko a eu accès à des documents inédits, notamment israéliens, sur les nationalistes ukrainiens. Et actuellement, recentre ses recherches sur le personnage d’Andreï Melnyk, son parcours et celui de combattants de l’OUN-M.
Première indépendance
Sa conclusion ? « La direction des melnykistes ne semble pas s’être inquiétée du fait que des membres de son organisation aient pu participer au meurtre de prétendus étrangers – surtout juifs. Pas plus qu’ils ne semblent avoir eu de réserves morales devant le fait d’allier la construction d’une vie nationale ukrainienne au meurtre de Juifs et d’autres groupes que les nazis avaient condamnés à l’annihilation. » écrit-il dans une récente publication. Or, bizarrement, personne ne s’est apparemment intéressé à l’OUN-M.
Peut-être parce qu’Andreï Melnyk est enterré au Luxembourg, dans un pays à la mémoire courte. Pourtant sa tombe étrangement neuve au cimetière de Bonnevoie attire l’œil par sa croix pattée gravée dans le granit noir qui surplombe son nom en lettres cyrilliques et le symbole de l’OUN-M qui se détache sur la pierre tombale. Récemment, quelqu’un a accroché une plaque en verre avec une épitaphe, rendant la tombe plus loquace. Elle montre le portrait d’un militaire, le regard sur le côté, et porte l’inscription : « Andry Melnyk, colonel de l’armée populaire ukrainienne, 12.12.1890 – 1.11.1964 ».
Andreï Melnyk est né dans l’actuelle Slovaquie, alors incorporée à l’Empire austro-hongrois. D’abord étudiant à l’École supérieure d’agriculture à Vienne, il se porte volontaire sur le front de l’Est, où les empires centraux s’opposent à la Russie tsariste. Commandant, il est fait prisonnier dans les Carpates en 1916, mais réussit à s’en évader l’année d’après, avec Yevhen Konovalets, leader de l’OUN entre 1929 et 1939. Lorsque s’effondrent les empires autrichien et russe, les Ukrainiens déclarent une première fois leur indépendance. À Kiev, Konovalets forme l’unité des tirailleurs de la Sitch. Melnyk dirige l’armée de l’éphémère République populaire d’Ukraine occidentale, puis devient attaché militaire à Prague entre 1920 et 1921. Il termine ensuite ses études de sylviculture à l’université de Prague, et à partir de 1922 retourne vivre en Galicie, où il assume le commandement de l’Organisation militaire ukrainienne (UVO).
OUN-B et OUN-M
Celle-ci se livre à une lutte acharnée contre les Polonais, dans le but d’empêcher la coopération entre les autorités ukrainiennes et polonaises. La paix de Riga qui avait mis fin à la guerre soviéto-polonaise partageait la Biélorussie et l’Ukraine entre la Pologne et la Russie. L’UVO organise des actes de sabotage, pose des bombes, assassine. En revanche, le meurtre du maréchal de Pologne, Jozef Pilsudski, par Stepan Fedak, ancien membre des tirailleurs de Sitch, échoue. Plus tard, Andrei Melnyk épousera Sofia, la fille de Fedak. Au cimetière de Bonnevoie repose d’ailleurs également la mère de celle-ci, Maria Fedak dans une tombe individuelle, là encore surmontée d’une croix pattée. *
Tandis que Stepan Fedak réussit à s’évader, Andreï Melnyk est arrêté et passe quatre ans en prison. Libéré en 1928, il travaille comme forestier sur les vastes domaines d’Andrei Sheptytsky, métropolite de l’Église grecque-catholique ukrainienne, connu pour être l’auteur d’une lettre pastorale condamnant fermement la persécution des Juifs par les nazis plus tard. C’est durant cette période que Melnyk participe à la mise en place de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) dont il devient le leader, après l’assassinat de Yevhen Konovalets en mai 1938 par un agent soviétique. Melnyk, perçu comme modéré et pragmatique, semblait le choix idéal pour rapprocher à nouveau l’OUN (très anticléricale) de l’Église grecque-catholique, à laquelle il appartenait.
Mais en 1940, un jeune radical, Stepan Bandera, fait scission. Désormais, l’OUN est divisé en l’OUN-M et l’OUN-B (pour Bandera). Ce qui n’empêche pas l’organisation d’entrer en contact pour espionnage, contre-espionnage et sabotage avec l’Abwehr, les services de renseignement allemand. Comme l’expliquera le colonel Erwin Stolze au procès de Nuremberg, Melnyk et Bandera ont été recrutés afin d’organiser des « putsch provocateurs », une fois l’invasion de la Russie par les troupes allemandes en cours. Ceci afin d’affaiblir les troupes soviétiques et d’influer l’opinion internationale « dans le sens d’un supposé processus de désintégration dans l’arrière-pays soviétique ».
Or, après l’invasion allemande de la Russie, Melnyk, soutenu par l’Église catholique, proclame son propre gouvernement dans l’ouest de l’Ukraine pour contrer les efforts de Bandera. Sur ce, plusieurs de ses alliés sont assassinés par l’armée insurrectionnelle d’Ukraine (UPA) de ce dernier. Quant aux Allemands, ils décident d’arrêter les deux dirigeants, transférés en tant que « prisonniers d’honneur » au camp de Sachsenhausen.
Exilé au Luxembourg
Mais au moment où commence à se dessiner la déroute allemande sur le front de l’Est, le pouvoir allemand reprend les négociations : en septembre 1944, Bandera est libéré, Melnyk en octobre *. Ensemble ils participent à la fondation du Comité national ukrainien, qui devait servir d’organe pour défendre les intérêts des Ukrainiens devant les autorités nazies. Et qui a comme bras armé l’Armée de libération ukrainienne, plus grande union de volontaires combattant pour les Allemands en vue d’une Ukraine indépendante et composée pour la plus grande partie de la Division SS Galicie. Bandera aurait refusé la création de cette unité, finalement composée en large partie de combattants de l’OUN-M. On connaît la suite.
Un document déclassifié de la CIA datant des années 1960 indique qu’Andreï Melnyk vivait au grand-duché depuis 1947 « sur invitation du prince Félix par gratitude pour l’aide que Melnyk avait apporté au frère du prince Félix lorsque tous deux étaient au camp de prison nazi de Sachsenhausen ». En effet, Louis de Bourbon-Parme, frère cadet du prince consort de Luxembourg, avait lui aussi été « Ehrenhäftling » au camp de Sachsenhausen, avec sa femme, princesse d’Italie. Selon le document, Andreï Melnyk aurait été assuré de toute aide « au cas où sa sécurité personnelle serait en danger ». Stepan Bandera, quant à lui, était déjà mort à ce moment, assassiné par les services secrets soviétiques en 1959 à Munich.
Depuis son exil luxembourgeois à Clervaux, Andreï Melnyk organisait la diaspora ukrainienne avant de mourir en 1964 dans un hôpital de Cologne et d’être enterré à Luxembourg. En novembre, l’OUN toujours existante et le parti bandériste Congrès des nationalistes ukrainiens ont exprimé leur soutien au candidat à la présidentielle de mars 2019 Rouslan Kochoulynsky, vice-président du parti nationaliste Svoboda et membre du conseil de Lviv. Conseil qui en 2006 avait annoncé le transfert des dépouilles d’Andreï Melnyk, de Yevhen Konovalets et de Stepan Bandera dans une section nouvelle du cimetière Lychakivskiy, réservée aux indépendantistes.
* Dans une version précédente de cet article, nous nous étions trompés sur la date de fondation de l’UPA, qui est le 14 octobre et non le 14 décembre 1942. Aussi Bandera et Melnyk ne furent-ils pas libérés ensemble du camp de Sachsenhausen en septembre 1944, comme nous l’écrivions initialement, mais l’un après l’autre. Enfin, Melnyk était marié à Sofia Fedak, fille de Stepan Fedak et dont l’épouse est également enterrée au cimetière de Bonnevoie.