Université de Luxembourg : La post-croissance : imaginer les « utopies du présent »

La décroissance, un mot qui fait frissonner bien des économistes, promet une société plus juste, plus équitable et plus écologique. Largement rejetée par ses détracteurs, cette proposition transitoire prend de l’ampleur dans un monde atteignant ses limites sociales et écologiques. L’Université du Luxembourg est un terrain fertile de recherche dans ce domaine. Le professeur Christian Schulz y explore les défis et opportunités de la post-croissance, qu’il a présentés lors d’une conférence intitulée « En quête d’une économie post-croissante », le 15 mai dernier. Il répond à nos questions afin d’éclairer ce sujet.

Le système économique actuel interroge la façon de produire et de consommer pour maintenir la croissance. Pour Christian Schultz, la notion de suffisance ou de sobriété pose la question du « qu’est-ce qu’on produit ? » et du « pourquoi ? ». (Photo : Glsun Mall sur Unsplash)

La croissance économique du Luxembourg a été « forte et ininterrompue » selon un rapport du ministère de l’Environnement, du Climat et du Développement durable. Une croissance qui n’est pas sans conséquences sur le plan social et environnemental. La crise du logement s’aggrave et des questions de mobilité subsistent dans le pays dépassé par ses quelque 224.000 frontaliers qui empruntent le chemin du Luxembourg quotidiennement. Le Conseil supérieur pour le développement durable (CSDD) avait également questionné, à l’occasion du jour du dépassement 2024, la nécessité de la croissance exponentielle qui garantit, selon lui, le système des retraites. L’écart entre les populations les plus aisées et les populations défavorisées se creuse également, à l’échelle nationale et internationale.

En termes d’écologie, le Luxembourg, malgré sa taille, demeure l’un des champions mondiaux de consommation de ressources par habitant. En 2021, le grand-duché émettait 12,27 tonnes de CO2 par habitant, soit deux fois plus que la moyenne européenne et trois fois plus que la moyenne mondiale en 2020. Pour rappel, le seuil des ressources disponibles à l’année avait été atteint le 20 février en 2024. Ce jour de dépassement est l’un des plus précoces du monde, seuls le Qatar faisant pire, selon le classement de l’ONG américaine Global Footprint Network. Des modèles émergents comme l’économie circulaire ou l’économie verte, tentent bien de découpler la courbe d’empreinte écologique de la courbe de la croissance économique, mais sans succès avéré.

Outre la mise en place de modèles économiques « verts », le Luxembourg instaure des outils pour pallier les effets de la croissance. En 2013, le PIB bien-être prenait forme suite à une collaboration entre le CSDD et le Conseil économique et social (CES). Cet indice de progrès répertorie 63 indicateurs afin de mesurer le bien-être des ménages luxembourgeois, mais son utilisation n’est toujours pas répandue.

Les questionnements soulevés par les théories décroissantes partent du constat d’une incohérence entre nos modes de vie et les limites des ressources planétaires et des systèmes économiques actuels. Alors que les gouvernements plaident toujours pour un modèle de croissance continue, d’autres, alarmés par l’atteinte proche des limites, préfèrent imaginer les économies de demain. L’école de la décroissance et de la post-croissance propose une halte à la croissance exponentielle, dans le but de respecter les limites socio-écologiques de la société. Afin d’éclairer les a priori sur le sujet, Christian Schulz, professeur à l’université du Luxembourg et chercheur en transition écologique et post-croissance, partage avec le woxx son expertise et ses perspectives.

woxx : Tout d’abord, pouvez-vous expliquer les termes liés à la croissance, c’est-à-dire décroissance et post-croissance ?

Christian Schulz : Je commence toujours par déconstruire un malentendu assez fréquent : souvent, les gens associent la décroissance au contraire de la croissance, au déclin de l’économie, à la réduction de la qualité de vie et du bien-être matériel. Or, la décroissance n’est pas le contraire de la croissance. C’est une école de pensée qui veut chercher à dépasser la dépendance à la croissance économique. C’est une réflexion sur l’économie actuelle. Un des porte-parole de la décroissance est Timothée Parrique (auteur de « Ralentir ou Périr », paru en 2023, ndlr). Il dit que la décroissance est la trajectoire vers un avenir indépendant de la croissance, tandis que la post-croissance est l’imaginaire ou l’utopie qui nous attend à la fin de ce processus. La décroissance est souvent liée à des domaines militants, même si c’est aussi un courant scientifique et méthodologique. Alors que la post-croissance va réfléchir et imaginer. On dit en anglais « degrowth by design, not by disaster », sous-entendu qu’il vaut mieux conceptualiser la décroissance que de se la voir imposée par un désastre.

Selon certains ouvrages et études, les valeurs sur lesquelles sont fondées les idées post-croissance sont l’environnementalisme, le collectivisme et le post-matérialisme. Que pensez-vous de ces trois valeurs ?

Dans la recherche sur la post-croissance, la question n’est pas de tout réduire. La question est plutôt « où réduire et où croître ? ». L’idée est de redistribuer et de rééquilibrer. Je vais revenir sur deux des termes mentionnés : le post-matérialisme et le collectivisme, car ils méritent d’être expliqués. Le post-matérialisme est le dépassement de la quête d’un bien-être matériel, mais aussi la dématérialisation. C’est donc sortir de l’obsolescence planifiée en étendant la durée de vie des biens et aussi en remplaçant des biens par des services. Par exemple, une commune ne va pas acheter des ampoules, mais va acheter un service auprès d’une société qui s’occupe de l’illumination pour s’en charger. Ils auront un plus grand intérêt à avoir des ampoules qui durent le plus longtemps possible. Dématérialiser, c’est aussi remplacer des biens qui sont devenus trop exigeants en termes de consommation énergétique. Le collectivisme, quant à lui, court le risque d’être confondu avec les idées traditionnelles du communisme. L’économie communautaire profite beaucoup du collectivisme en termes de gouvernance et de propriété. Quand des entreprises ont été reprises par leurs collaborateurs et sont gérées autrement qu’une société anonyme, cela peut avoir des impacts sur les motivations, les valeurs et la direction de l’entreprise, qui peut chercher la stabilité sans nécessairement croître. C’est une dimension du collectif qui m’intéresse beaucoup.

« Je crois qu’un indicateur de succès du développement d’une société devrait être le bien-être dans tous les sens, y compris le bien-être mental des gens, la satisfaction de vivre. »

Les études de post-croissance sont aussi un travail critique sur les phénomènes émergents et d’analyse de leur potentiel transitoire. Quel est votre avis sur les modèles économiques proposés actuellement, tels que le développement durable, l’économie verte ou encore l’économie circulaire ?

L’économie verte vient avec une promesse de pouvoir continuer le « business as usual » avec des nouvelles technologies. En principe, l’approche est bonne et l’approche de l’économie circulaire est encore meilleure. Ce qu’on constate, c’est que ces concepts sont implémentés ou perçus d’une manière réductionniste. Par exemple, la plupart des activités de l’économie circulaire, quand vous regardez de plus près, portent essentiellement sur des questions de recyclage : comment réduire les déchets, les réutiliser, les transformer en ressources, etc. C’est bien, mais ce n’est pas totalement l’idée de la circularité. La circularité devrait également comprendre la question de la nécessité. Par exemple, si on arrivait à construire un SUV électrique selon les règles de l’économie circulaire, cela resterait une voiture beaucoup trop grande, qui comprend beaucoup de matériel, qui a un certain poids, qui nécessite une certaine infrastructure, qui peut causer des morts et des blessés, etc. L’économie circulaire est une très bonne piste, mais dans la manière dont elle est appliquée et vendue par le monde politique et médiatique, elle est inachevée. On parle beaucoup d’efficacité et de constance, ce qui questionne essentiellement « comment produire ? » et « comment consommer ? ». Alors que la notion de suffisance ou de sobriété pose la question du « qu’est-ce qu’on produit ? » et du « pourquoi ? ». L’économie circulaire a une ouverture sur le « quoi », mais il lui manque le « pourquoi », qui vient questionner la nécessité.

Si demain vous, un chercheur en post-croissance, étiez en charge de la transition économique, que feriez-vous ?

D’abord, même si quelques activistes de la décroissance le décrètent, il n’y a pas de scénario cohérent qui pourrait, à court terme, remplacer le système capitaliste actuel. C’est beaucoup plus complexe que ça. Les systèmes socio-économiques de notre monde sont trop fragiles pour pouvoir imposer un tel système, et de toute façon ce système n’existe pas encore. Ceci étant, en partant d’un imaginaire ou d’un objectif post-croissance, afin de trouver un équilibre entre notre mode de consommation et les ressources disponibles, je commencerais, en tant que décideur politique, par identifier les leviers qui pourraient, à court terme, éviter toute articulation vers une croissance qui n’est pas désirable. Il y a, par exemple, deux leviers possibles. Le premier porte sur la réévaluation des subsides ou autres qui amènent les consommateurs à consommer plus qu’avant. Il faudrait abandonner tout subside qui encourage davantage de croissance. Cela comprend l’agriculture, les combustibles, les voitures, ce qui pourrait, à court terme, changer beaucoup. Le second levier concerne la régulation : imposer les limites à la croissance matérielle. Beaucoup de villes réajustent leurs parkings couverts pour que les grosses voitures y aient accès. Ne faudrait-il pas penser, à l’inverse, à limiter la taille des voitures pour qu’elles puissent rentrer dans les parkings existants ? Il y a des domaines où l’État a le courage de mettre des limites à certaines choses et il y a des domaines où il ne le fait pas.

Par où faudrait-il commencer pour envisager une transition ?

Ce qui pourrait aider à ce niveau-là serait un débat sociétal honnête. Il y a également un domaine important qui est la sensibilisation, la formation et l’éducation. Dans les débats actuels, les économistes plus traditionnels avancent que tant qu’on n’a pas de système ou régime alternatif connu, on ne peut pas sortir du capitalisme. Beaucoup de chercheurs et activistes plus critiques et plus dirigés vers la post-croissance, pensent autrement. Ils pensent plutôt que dans le système existant on peut déjà changer beaucoup, si on veut. Dans le système capitaliste, on vise à la croissance du PIB, sans reconnaître que ce PIB reflète assez peu la situation actuelle de la population et le bien-être des différentes parties de la population. Une première étape pourrait être une ouverture à la compréhension de l’économie, par exemple en reconnaissant le travail non-salarié, en reconnaissant des activités et organisations qui font des activités communautaires qui ne participent pas au marché formel, mais qui soutiennent le fonctionnement d’une société. Deuxièmement, une revalorisation du travail même. La différenciation entre travail salarié et non-salarié pourrait aider à rééquilibrer les perceptions et, avec cela, les objectifs de toute intervention politique. On peut commencer ainsi en partant d’une critique du système actuel, sans avoir la réponse complète. Et je crois que déjà dans nos sociétés capitalistes, il y a beaucoup d’activités qui ont des objectifs autres que la croissance. Il y a des coopératives qui pratiquent des démocraties différentes de celles de l’industrie établie. La question est pourquoi ces approches ne gagnent pas plus de poids que les autres.

« Dans la recherche sur la post-croissance, la question n’est pas de tout réduire. La question est plutôt « où réduire et où croître ? ». L’idée est de redistribuer et de rééquilibrer. »

Quels indicateurs préconiseriez-vous pour mesurer la réussite d’un modèle économique et pourquoi ?

Je rejetterais davantage le PIB comme seul indicateur économique. Je crois qu’il faut veiller à ce que des indicateurs comme le PIB bien-être au Luxembourg, rassemble des aspects à la fois sociaux et environnementaux d’une manière assez équilibrée. Je crois qu’un indicateur de succès du développement d’une société devrait être le bien-être dans tous les sens, y compris le bien-être mental des gens, la satisfaction de vivre si vous voulez. Ou une moyenne de satisfaction qui ne varie pas trop entre les différentes couches sociales. Assurer une cohésion sociale et une satisfaction matérielle et non-matérielle, qui permettent aux groupes les plus désavantagés d’avoir une vie digne et qui évite des écarts trop profonds entre les différentes catégories de la société. Pour ce qui est des aspects environnementaux ou écologiques, il faudrait trouver un équilibre entre l’extraction des ressources et la régénération des ressources, donc de ne pas consommer plus que ce qu’on peut régénérer. Comme l’illustre le seuil de dépassement que tous les pays du Nord, y compris le Luxembourg, le franchissent largement, il y a certainement beaucoup à faire.

Beaucoup de personnes, de toute catégorie sociale, sont effrayées par l’idée d’une décroissance. Que diriez-vous aux sceptiques ?

Je dirais aux sceptiques que je crois qu’il faut être honnête. Je sais que beaucoup d’activistes ne vont pas souscrire à cela, mais il faut être honnête en disant que nous n’avons pas la solution. Ce qu’on sait, c’est qu’il faut changer et s’adapter plus rapidement que ces 40 dernières années. Pour trouver une solution et faire des progrès, il faut essayer et expérimenter. Il faut élaborer ce qu’on appelle dans le jargon de la décroissance, des utopies du présent, des « nowtopias ». Il faut faire des choses différemment qu’auparavant et voir si ça fonctionne pour en tirer les leçons. Ça existe déjà, mais pas avec l’envergure nécessaire pour que ce soit transformateur et disruptif.


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