THEATRE: La dernière nuit

En montant « La Nuit d’Helver », la jeune compagnie Jucam jouera pour la première fois au Grand Théâtre de Luxembourg. Un projet aussi audacieux qu’original.

Pas un vrai couple, mais plutôt des métaphores de notre société: Helver et Karla

« C’est un grand saut en avant pour nous », admet Fränz Hausemer, acteur, musicien et co-fondateur de la compagnie Jucam, « auparavant nous n’étions pas habitués à jouer sur de si grandes scènes et surtout à monter de si grosses productions. » Et d’admettre que les aléas de la bureaucratie et de l’organisation en gros ont parfois pris le pas sur les considérations artistiques. « Mais au bout du compte, nous sommes très contents de ce que nous avons fait », rajoute-t-il.

Justement, qu’ont ils fait ? L’histoire remonte à quelques années, lorsque Renata Neslowska – metteuse en scène et seconde moitié de la Jucam – voit « La Nuit d’Helver » à Sarajevo lors d’un festival de théâtre. La pièce, jouée en serbo-croate dans une production prestigieuse, la convainc immédiatement. Moins à cause du prestige, mais à cause du texte de la pièce. « Nous avons immédiatement senti le potentiel de ce texte », confie Hausemer. C’est à ce moment-là que le projet se met à germer dans leurs têtes et que commencent aussi les problèmes. Premier obstacle, le texte d’Ingmar Villqist n’a pas été traduit en français. Cet auteur polonais, de son vrai nom Jaroslaw Swierszcz – il s’est affabulé d’un pseudonyme scandinave pour revendiquer sa lignée avec les grands auteurs dramatiques du Nord, comme Ibsen ou encore Strindberg – est assez mal connu en Europe de l’Ouest. Commence alors une recherche assez longue pour une traduction. Ils trouvent la solution à leur problème dans la personne de Kinga Wyrzykowska. En plus d’être une traductrice d’origine polonaise spécialisée dans la transposition de textes dramatiques, elle est la seule à avoir traduit une pièce d’Ingmar Villqist : « Anaérobies » en 2004.

Ce premier grand obstacle surmonté, la petite compagnie essaie de trouver un lieu où jouer. Le Grand Théâtre de Luxembourg leur ouvre ses portes, ce qui n’arrive pas vraiment tous les jours. « Mais cela s’est passé sans grandes complications », signale Hausemer. Ensuite, il fallait encore trouver une actrice pour tenir le deuxième rôle dans la pièce, celui de Karla, la femme d’Helver. Le choix est tombé sur Delphine Cheverry, une actrice française qui s’est formée à Paris. L’autre rôle – celui d’Helver – étant joué par Fränz Hausemer lui-même et Renata Neslowska assurant la mise en scène, l’équipe était complète.

Création mondiale

Mais avant de se jeter à l’eau froide, la Jucam a voulu savoir ce que valait vraiment son projet, c’est pourquoi elle a commencé à organiser des lectures publiques du texte avec les deux acteurs. C’est à une de ces soirées, qui s’est tenue à l’institut polonais de Paris, que la rencontre entre l’auteur et la troupe de théâtre a eu lieu. « Depuis on garde le contact », rapporte Hausemer, « Villqist est une personne très chaleureuse. » Un contact régulier par mail s’est établi et Hausemer espère que l’auteur pourra venir à la première de notre spectacle. « Nous parlons souvent avec lui de notre interprétation de sa pièce et il est content de nos idées. Surtout du fait que nous ne laissons pas apparaître Helver comme un abruti et un idiot, ce qui s’est fait dans beaucoup d’autres interprétations. »

Mais l’essentiel est que le contact entre Villqist et la troupe soit établi, car il s’agit tout de même de la création mondiale de la pièce en français. En plus, l’approche de la Jucam est un peu différente des mises en scène que ce texte subit normalement : « Nous avons essayé de revenir à l’essentiel, notre idée était de délibérément épurer l’histoire de tout ce qui pouvait être de trop. Car le problème avec cette pièce est que – si on ne fait pas attention – elle devient trop larmoyante. C’est pourquoi nous avons pris quelques libertés, comme celle de laisser de côté certaines répliques, ou encore de faire sauter des didascalies », raconte-t-il. Ce seraient surtout les didascalies, les indications de jeu de l’auteur, qui limiteraient les libertés d’interprétation. Selon Hausemer : «  L’écriture de Villqvist est très compacte. A chaque instant, le texte te dit où il faut pleurer, quand il faut rire et comment bouger sur scène. C’est sur ces aspects-là que nous avons effectué un grand travail d’épuration. »

Dehors c’est la guerre

Car il a fallu purger : avec une durée approximative d’une heure et demie, la pièce reste toujours longue. Mais c’est peu de chose comparé aux quatre ans que Villqist a passé derrière son bureau pour la terminer. Le professeur et critique d’art qui se cache derrière l’auteur a dû être encouragé par ses étudiant-e-s pour qu’il se décide à monter ses pièces, et pour continuer à écrire. Aujourd’hui, il est un des auteurs polonais contemporains les plus joués. Et pour cause dira-t-on, car ses pièces et en occurrence « La Nuit d’Helver » reprennent et mettent en abîme des événements communs à tous les pays de l’Est européen : la guerre et le fanatisme, la révolution dans les rues et le conservatisme au foyer.

Dans « La Nuit d’Helver », le dehors est fantômatique, on ne le voit pas, mais on l’entend. Des bruits, des cris et autres signes de détresse entrent – comme par infraction – dans le foyer de Helver et de sa compagne Karla. Mais tout cela reste indistinct ou, si on veut le dire ainsi, formel : « Villqist ne dit jamais si ce sont les communistes, les fascistes ou d’autres fanatiques qui sont en train de tourner le monde extérieur sens dessus, sens dessous. Et même à l’intérieur du couple Karla-Helver les choses ne sont pas claires, on ne sait pas quel genre de relation ils entretiennent. A certains instants, Karla apparaît comme la mère d’Helver, à d’autres Helver se comporte comme le mari de Karla », décrit Hausemer.

Pourtant, l’acteur ne veut pas y voir une histoire de huis clos – l’extérieur et l’intérieur y interagissent sans cesse et leurs relations sont complexes. « Helver est fasciné par les choses qu’il a apprises dehors et il singe ses supérieurs hiérarchiques face à Karla, juste pour l’impressionner », commente-t-il son rôle. Au courant de la nuit décisive dont parle a pièce, les tensions au sein du couple incongru vont s’accroître puis se libérer de façon assez tragique. Le déséquilibre constant entre les deux personnages – Karla la protectrice, conservatrice qui voudrait bien jouer la mère de famille et Helver le frustré, qui essaie de montrer à sa partenaire qu’il sait ce qu’il fait – donne à voir une fresque des relations humaines et politiques et de l’interactions entre ces deux sphères. Ce qui place la pièce dans un contexte très actuel, sans qu’elle soit politisée à outrance. On attend avec impatience ce que ça donnera.

« La Nuit d’Helver », le 8 et 9 mai au Grand Théâtre de Luxembourg.


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