Quand des manifestant-e-s avaient envahi le Findel en juillet 2000, Jean-Claude Juncker avait promis que cela aurait des suites. Pour le moment, il y a eu: un juge exalté, une ambiance surréaliste et un coup de théâtre.
„Monsieur le témoin, pouvez-vous dire qui a proféré ces injures?“ L’avocat de la défense se lève. „Monsieur le Président, ce point ne se trouve pas dans le libellé de l’accusation.“ „Maître, le tribunal pose les questions qu’il veut.“ „Mais cette question n’est pas pertinente, car…“ „La pertinence, c’est moi qui en décide. Et taisez-vous. Vos remarques sont bien impertinentes.“
On se croirait au théâtre. On est au Palais de justice. A l’affiche: le procès contre les manifestant-e-s qui, le 4 juillet 2000, ont pénétré dans la zone rouge que constitue le tarmac du Findel, afin de s’opposer à l’expulsion de Messaoud F., un ressortissant algérien. Prosper Klein, président du tribunal, joue au plus fin avec les avocats de la défense. Dès le début, il les surprend en interrogeant les accusé-e-s sur les faits qui leur sont reprochés, avant même l’audition des témoins. Il les instruit que seul le règlement sur la zone rouge serait en cause, et non pas des textes de loi relatifs à la liberté d’opinion.
Pour qui on se prend?
Quand une accusée explique qu’elle avait participé sur base d’un tract du „Collectif Réfugiés“ appellant à ne pas expulser Messaoud F., le président s’emporte: „Vous n’avez pas vérifié s’il avait pu exercer ses droits!“ Et, un peu plus tard, il constate: „Vous avez agi sur bons sentiments, sans être au courant.“ Pendant l’audition des témoins, il souligne à plusieurs reprises que la violation de la zone rouge constitue une atteinte grave: „Il ne faut pas passer cela sous silence. Peu importe la cause!“ „Donc, c’est joué d’avance?“, demande alors Marc Elvinger, avocat de la défense. „Je constate seulement que les faits justifient la poursuite“, précise Prosper Klein. Et il se félicite de ce que le parquet n’ait pas classé l’affaire, mais qu’elle donne lieu à un „débat public et contradictoire, qui peut conduire à l’acquittement.“ En adoptant ce point de vue, tout à fait défendable, le juge place la barre très haut quant à sa propre prestation.
Quand il procède à l’audition de la compagne et actuelle épouse de Messaoud F., il continue à entrecouper les débats avec ses digressions, se plaignant que les agents aient été traités de bourreaux et laissant entendre que des demandeurs d’asile déboutés seraient qualifiés à tort de „réfugiés“. Puis, plus partie que juge, il essaie de coincer la témoin: „Pourquoi aviez vous peur? Il ne lui est rien arrivé, alors qu’il est rentré en Algérie par la grande porte.“ „Il est revenu après sept ans, sans le sou. Ce n’est pas la grande porte.“ „Je veux dire: pas clandestinement. Et il n’a été ni tué, ni blessé.“ „Il a été blessé dans sa dignité.“ „Ah oui, Madame, ça arrive. Je ne veux pas minimiser. Mais la dramatisation était indue.“ Murmures dans la salle. Après l’arrogance, le cynisme. Fin de séance.
Jeux de c…
Le lendemain, dès l’ouverture des débats, Marc Elvinger remet au juge une demande en récusation exposant des doutes quant à son impartialité. Prosper Klein reste d’abord bouche bée, puis décide de poursuivre les débats. Les accusé-e-s et leurs avocats quittent alors la salle, signifiant qu’il n’y aura pas de plaidoirie de la défense. Cela n’empêche pas certains de revenir peu après, afin d’assister à la suite en tant que spectateurs. C’est le jeu.
Mais s’agit-il d’un jeu? Quand Messaoud F. a été expulsé, il risquait sans doute sa tête. Pour les accusé-e-s, encourir une condamnation au tribunal correctionnel n’est pas rien. Et pour les institutions de l’Etat, même si elles donnent l’impression de vivre dans un monde à part, il ne s’agit pas non plus d’un jeu.
En face d’elles, il y a ceux et celles que Prosper Klein a plusieurs fois sermonné-e-s en ces termes: „Pour qui vous prenez-vous? Que savez-vous sur ce cas de science personnelle, pour vous autoriser à transgresser la loi?“ Or ces hommes et ces femmes ne sont pas un groupe d’illuminé-e-s. La plupart sont connu-e-s dans le monde associatif pour leur engagement dans des domaines comme les droits de l’homme, le soutien aux étrangers, l’égalité des sexes, le pacifisme, le syndicalisme, l’écologie. Ils et elles représentent directement ce qu’on appelle la société civile, avec ses forces et ses faiblesses. Ce qui est en cause, ce ne sont pas leurs opinions, mais quels moyens pour les exprimer l’Etat veut bien accorder – à eux, et à l’ensemble de la société civile. L’Etat, c’est le tribunal qui risque de les condamner, mais aussi le parquet qui a décidé de les poursuivre, et cela, semble-t-il, sur ordre exprès du ministre de la justice.
Les idées exprimées par Prosper Klein sont inquiétantes. L’audition des témoins a largement confirmé que le Ministère de la justice a une politique intransparente et n’a pas hésité à induire en erreur l’avocat de Messaoud F. On a pu reconstruire l’impasse dans laquelle l’interaction entre le ministère, la Police judiciaire et les agents de police a attiré les manifestant-e-s présent-e-s ce matin de juillet. Cela n’a pas empêché le juge de leur reprocher de ne pas avoir vérifié individuellement l’épuisement des procédures, les affirmations de l’UNHCR, les risques pour Messaoud F. en Algérie, … alors que rien que de découvrir l’avion avec lequel il serait embarqué leur avait coûté des heures.
L’Etat, c’est qui?
Les critères d’exactitude applicables dans le domaine de la justice expliquent sa lenteur, mais sont sans doute nécessaires. Exporter ces critères dans la sphère du politique couperait l’herbe sous les pieds de toute action contestataire. Cela ne veut pas dire que tout doit être permis. Mais dans ce cas-ci, il s’agit précisément d’un engagement bien réfléchi, de la part de personnes ayant consacré du temps aux problèmes des réfugiés et agissant de façon responsable. Il serait important pour la crédibilité de l’Etat qu’il reconnaisse que les accusé-e-s avaient des motivations valables et qu’il ne les traite pas comme des imbéciles.
Avaient-ils et elles raison pour autant de s’opposer à l’expulsion? L’expulsion était-elle légale, mettait-elle en danger la vie de Messaoud F.? Dans ce domaine, le juge a largement étalé son incompétence, qualifiant par exemple la recommandation de l’UNHCR d’opinion d’une organisation privée. La situation en Algérie est confuse, mais l’application du „principe de précaution“ s’impose en matière d’expulsions. Alors, un regard dans le rapport annuel d’Amnesty International suffit pour répondre.
Prosper Klein a insisté que la justice n’avait pas à évaluer les décisions administratives. Cela rend d’autant plus nécessaires des actions telles que celle du Findel, afin de corriger par des voies politiques des injustices que le pouvoir judiciaire n’est pas à même d’empêcher. De tout cela, il sera encore débattu lors de la suite du procès. Pour le moment, l’Etat luxembourgeois n’a montré que ses griffes. Il risque de se casser la patte.