La venue de John Ashcroft au Luxembourg nous rappelle qu’outre- Atlantique, la lutte contre le terrorisme donne lieu à bien des abus. Et que l’Union européenne risque de se laisser entraîner dans la même folie sécuritaire.
Mardi matin. L’ambassade américaine ressemble à une forteresse assiégée. La route passant devant le bâtiment est bloquée, un véhicule de police blindé est garé sur le côté, des hommes du service de sécurité se tiennent devant la grille d’entrée pour accueillir les visiteurs. C’est là que John Ashcroft, „Attorney General“, c’est-à-dire ministre de la justice des Etats-Unis, a choisi de tenir sa conférence de presse.
„La liberté, la justice, l’état de droit“, voilà les valeurs qu’affirme défendre Luc Frieden, que John Ashcroft était venu rencontrer. Le ministre américain remercie le Luxembourg pour sa coopération dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité, et reprend à son compte ces valeurs. Interrogé sur des pratiques judicaires douteuses aux Etats-Unis, John Ashcroft démentit: „Ce sont de fausses informations. Il n’y a pas de détentions au secret. Toutes les personnes détenues dans le cadre des attentats du 11 septembre ont soit violé les lois sur l’immigration, soit sont inculpées d’infractions pénales. Par ailleurs toutes ont pu contacter leurs proches et disposer d’une assistance juridique.“
De nombreux observateurs dans le monde et aux Etats-Unis voient les choses différemment. Un rapport d’Amnesty International (AI) daté de mars indique: „Le plus grand secret entoure ces mesures de détention, ce qui crée des conditions favorables à d’éventuelles violations des droits humains.“ AI affirme que certains droits fondamentaux auraient été bafoués, „notamment le droit de tout individu arrêté d’être traité avec humanité, d’être informé des raisons de sa détention, d’entrer rapidement en contact avec un avocat, de pouvoir contester la légalité de sa détention, et d’être présumé innocent jusqu’à preuve du contraire.“
Ainsi des personnes seraient emprisonnées pendant plusieurs mois, dans des „conditions punitives extrêmes“. Tout cela concerne les détenu-e-s aux Etats-Unis mêmes, ceux de la base militaire de Guantánamo ne bénéficiant de toute façon pas des droits constitutionnels aux yeux du gouvernement des Etats-Unis. Quant aux détentions au secret, AI cite des cas de personnes portées disparues durant plusieurs semaines, avant que leurs proches ne découvrent leur emprisonnement.
Sécurité contre liberté
Aux Etats-Unis, l'“American Civil Liberties Union“ (ACLU) estime que le bilan, un an après le 11 septembre, est „profondément perturbant pour ceux qui tiennent à la liberté et à la manière d’être américaine“, et reproche au gouvernement de tenir pour incompatibles la sécurité et la liberté. L’ACLU se félicite cependant que les tribunaux résistent courageusement. En effet, la juge Gladys Kessler a ordonné la publication d’une liste des détenu-e-s en écrivant que „les détentions au secret sont un concept odieux dans une société démocratique“. Un autre juge a interdit un interrogatoire à huis clos en invoquant que „les démocraties meurent derrière les portes fermées“.
„Des terroristes étrangers qui commettent des crimes de guerre contre les Etats-Unis n’ont, à mon sens, pas droit à et ne méritent pas la protection de la Constitution“, avait estimé John Ashcroft en novembre dernier. Or, depuis le 11 septembre, des personnes étrangères sont détenues aux Etats-Unis, sur simple soupçon, au-delà des 48 heures autorisées et dans des conditions très dures. De tels régimes exceptionnels peuvent être appliqués à des étrangers en simple infraction à la législation sur les visas, pour lesquelles, selon l’avis d’AI, elles ne devraient même pas être privées de leur liberté. Cela soulève la question de principe de l’iniquité entre les garanties de droits pour nationaux et celles pour étrangers – qui se pose également au Luxembourg, où Luc Frieden se retranche derrière l’application „à la lettre“ de la loi sur les étrangers.
La tentation
Evidemment, John Ashcroft n’a pas traversé l’Atlantique pour se justifier devant la presse luxembourgeoise, ni pour se faire prendre en photo aux côtés de Luc Frieden. La raison de sa venue: participer au Conseil informel des ministres européens de la justice et des affaires intérieures, qui avait lieu à Copenhague le week-end dernier.
Le problème le plus en vue des négociations entre les Etats-Unis et l’Union européenne (UE) est celui de l’extradition de personnes recherchées outre-Atlantique. En effet, alors que la peine de mort est interdite par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), elle risque d’être appliquée à des terroristes extradé-e-s vers les Etats-Unis. Au Luxembourg, John Ashcroft a assuré que „les Etats-Unis respectent la souveraineté des pays membres de l’Union.“ Mais la réintroduction de la peine capitale par la petite porte n’est qu’un détail accessoire des concessions demandées par les Américains.
„Un accord secret entre l’UE et les Etats-Unis est en train d’être négocié“, avait prévenu dès juillet l’ONG Statewatch. Le week-end dernier, il a été décidé de conclure avant la fin de l’année un accord entre Europol et les Etats-Unis sur l’échange de données personnelles. Statewatch déplore que le caractère secret des négociations a empêché tout débat public sur un sujet hautement sensible. En effet les Etats-Unis, au contraire des pays de l’Union, ne disposent pas d’une réglementation de la protection des données au niveau fédéral et ne sont pas liés par le texte de la CEDH. Enfin Statewatch attire l’attention sur le fait que ces négociations, entamées dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, s’étendent désormais sur la lutte contre la criminalité tout court. „Des droits fondamentaux et des protections accumulés dans l’UE pendant des dizaines d’années sont bradés“, s’est alarmé Tony Bunyan de Statewatch.
„Le terrorisme, le crime organisé, les traffics sont désormais multinationaux. Nous devons coopérer, afin que justice soit faite“, a déclaré John Ashcroft au Luxembourg. Et Luc Frieden a assuré: „Les liens entre le Luxembourg et les Etats-Unis, entre l’UE et les Etats-Unis, sont forts. La presse met parfois l’accent sur nos désaccords, comme sur la peine de mort. Mais nous sommes d’accord sur cent autres points.“ C’est justement cela, Monsieur Frieden, qui nous inquiète.
Raymond Klein