Hariko, aire de jeux artistique à Bonnevoie, est bien plus qu’un assemblage d’ateliers, mais une vraie ruche créative et solidaire. Entretien avec son initiatrice Marianne Donven.
woxx : Gramsci à Bonnevoie, ça fonctionne comment ?
Marianne Donven : C’était plutôt un hasard – même si après coup je ne crois pas que c’était une coïncidence. Gramsci disait que la culture ne devrait pas être élitiste, mais qu’elle devrait être là pour tout le monde. Il postulait aussi que chacun peut être un intellectuel, même ceux à qui on n’a jamais donné les moyens de développer leur intellect. Et je pense que cette philosophie va comme un gant au quartier de Bonnevoie. Par exemple, les personnes qui squattaient dans les tentes sur le parking juste à côté ont passé beaucoup de temps ici. Cela démontre qu’il y a un potentiel en chacun de nous – même en ceux qui se retrouvent en marge de la société.
Hariko, c’est donc aussi du travail de quartier ?
Oui, car il y a ici beaucoup de personnes qui n’ont pas accès à la culture, mais qui ont aussi un potentiel créatif, que Hariko aide à libérer. Bien sûr, il y a aussi plein de monde qui vient d’autres quartiers de la ville ou d’autres communes. Nous sommes également dans la ligne de la Banannefabrik ou du Kasemattentheater. Et nous projetons aussi de coopérer avec les autres maisons culturelles du coin. Aussi avec les Rotondes, avec lesquelles nous avons déjà eu plusieurs réunions pour organiser un événement de plus grande envergure qui aurait lieu un peu partout à Bonnevoie.
Comment vous est venue l’idée de commencer un tel projet ?
C’est une longue histoire. L’année dernière, un collectif a été fondé avec entre autres l’artiste graffiti Sumo et David Rocas. L’idée était d’obtenir un bâtiment délaissé de la part de l’État ou de la Ville de Luxembourg. On nous a répondu que le projet était bien, mais qu’il fallait d’abord fonder une asbl. Vu que je travaille aussi pour une fondation qui fait beaucoup dans le culturel et le social, je leur en ai parlé. Ils étaient d’accord pour nous aider, sous condition que notre travail soit orienté vers les jeunes vulnérables. Et puis la fondation a contacté la Croix-Rouge pour savoir si elle se verrait en tant que porteur du projet. C’était juste au moment où celle-ci s’est vu mettre à disposition le bâtiment dans lequel nous sommes installés en ce moment – et ils ne savaient pas exactement quoi en faire. Un des plans était de faire un magasin d’occasion, mais celui-ci n’aurait pas utilisé toute la surface disponible. Et puis la Croix-Rouge aurait dû formuler un projet. Mais vu que ça n’avançait pas très bien, j’ai pris les choses en main et je l’ai écrit moi-même – j’ai saupoudré le tout de la philosophie de Gramsci et le tour était joué !
Le mélange social fonctionne-t-il ?
En ce moment, plus de la moitié des jeunes qui fréquentent le Hariko sont des réfugiés. Ce n’est pas un hasard, vu que je parcours assidûment les foyers de réfugiés pour motiver en priorité les jeunes qui viennent d’arriver et qui ne sont pas encore scolarisés. Donc surtout ceux qui ne savent pas quoi faire de leurs journées. Ce qui fait de Hariko aussi un vrai projet d’intégration. Certains jeunes sont avec nous tous les après-midi de mercredi à samedi, et c’est certainement mieux que de traîner dans la rue. Ici, ils peuvent rencontrer d’autres jeunes, s’exprimer et laisser leur créativité se développer. C’est donc une belle réussite, même si initialement on n’avait pas tellement pensé aux réfugiés.
« C’était d’ailleurs drôle d’entendre des gens dire lors de l’inauguration qu’ils se sentaient comme à Berlin. »
C’est donc comme toujours : une asbl fait le boulot que l’État devrait faire…
Je n’ai pas envie d’être critique ici. Et puis Hariko est en train de faire son chemin. La Ville de Luxembourg a d’ailleurs une attitude très positive et le présente déjà comme projet modèle. Ce qui me donne de l’espoir pour le temps qui viendra après que nous ne pourrons plus profiter de ce bâtiment (ndlr : l’infrastructure a été cédée à titre provisoire à l’asbl pour une durée d’au moins un an renouvelable deux fois). Peut-être y aura-t-il moyen d’obtenir d’autres locaux pour continuer le travail. Et je pense aussi que la formule – selon laquelle il n’y a pas de circulation d’argent, mais où chaque artiste qui profite d’un atelier chez nous doit organiser des ateliers avec des jeunes – peut être dupliquée et déclinée. Par exemple dans la direction d’une intégration à l’emploi ou du soutien aux personnes plus âgées.
Donc, plutôt direction travail social ?
Travail social, oui, mais en combinaison avec un travail créatif ou avec une mise en réseau. D’autres formules existent sûrement – qui pourraient profiter d’une mise en place similaire.
Pour les ateliers d’artistes – qui sont toujours rares au Luxembourg -, est-ce que tout le monde se conforme aux règles ?
Alors, le critère était déjà que ce soient des artistes en recherche d’atelier depuis des années et que ce soient des professionnels – même si quelques-uns ont toujours un petit travail à côté. En entrant ici, ils ont tous signé un contrat qui les oblige à être présents 70 pour cent du temps où les jeunes ont accès à l’infrastructure et à donner un accès à leurs ateliers, pour permettre des échanges avec les jeunes. De plus, ils doivent offrir des ateliers deux fois par mois. Il y en a qui le font carrément chaque semaine, et il faut parfois gentiment rappeler à d’autres leurs obligations. Et la liste d’attente pour une place est déjà longue.
Vous êtes-vous inspirée d’autres projets similaires à l’étranger ?
Oui, l’été dernier je suis allée à Berlin voir des endroits comme le Holzmarkt par exemple, où l’atmosphère était assez proche de ce que nous faisons ici. C’était d’ailleurs drôle d’entendre certains dire lors de l’inauguration qu’ils se sentaient comme à Berlin. Mais ces projets sont encore moins encadrés que Hariko. J’essaie tout de même de garder un certain contrôle sur le chaos créatif. Le projet est pour des jeunes et il est porté par la Croix-Rouge, il faut donc aussi une certaine discipline. Ce n’est pas un squat, mais un espace libre encadré.
Question financement, de quelles sommes disposez-vous et qui les apporte ?
Jusqu’ici, la Croix-Rouge a seulement mis à disposition suffisamment d’argent pour rendre la maison vivable au minimum : remplacer les fenêtres cassées, réparer le chauffage et autres petits bobos – en tout plus ou moins 60.000 euros. Mais chaque artiste a par exemple dû aménager lui-même son atelier avec son propre matériel. Et puis la fondation, qui nous financera encore jusqu’en septembre 2016, paiera les salaires de Joëlle Daubenfeld et Kim Ahlborn – que nous avons engagées à temps partiel pour la gestion – ainsi que mon salaire après le 1er janvier 2016. Sinon, on a un budget annuel de 30.000 euros. Mais nous n’avons pas besoin de plus. Parfois on a de plus grosses dépenses, quand il s’agit d’acheter du matériel pour des ateliers – c’est tout. Par exemple, notre inauguration ne nous a pas coûté un sou, vu que nous avons vendu assez de t-shirts et autres gadgets pour rentrer nos frais. Et puis nous profitons aussi d’autres donateurs, comme l’Université qui nous a laissé du matériel qui n’a pas trouvé sa place à Belval. Et pour le weekend prochain, il y aura de la cuisine syrienne, iranienne et afghane par exemple – certes on paiera les aliments, mais vu que ces gens iront cuisiner chez des personnes privées pour revendre la nourriture ici, on peut être sûrs que ce sera rentable. En plus d’être une très belle expérience !