Finance et droits humains : Pas notre affaire ?

Les entreprises de l’économie réelle se montrent de plus en plus circonspectes pour éviter les accusations de violations des droits humains. Un rapport montre que cela n’est guère le cas du côté de la finance, notamment au Luxembourg.

Couverture d’un rapport d’Aperam sur sa culture de durabilité. Les plantations d’eucalyptus servent à alimenter les hauts-fourneaux et réduisent l’empreinte CO2. Le pesticide Aldrine, utilisé dans les années 1970, a été enfoui pour ensuite contaminer la zone. (aperam.com)

La finance est-elle malfaisante ? Sans doute. Tout d’abord sur le plan général, dans la mesure où elle représente une composante essentielle du système capitaliste, qui génère de la richesse et sacrifie la justice sociale et l’environnement naturel. Ensuite, plus concrètement, quand la finance permet, sinon encourage des pratiques comme l’escroquerie d’épargnant-es, le blanchiment, l’évasion fiscale… Enfin, de manière indirecte, quand elle contribue à financer des activités économiques aux effets néfastes, qu’il s’agisse de ventes d’armes ou de construction de centrales à charbon. Plus particulièrement, l’une des implications les moins en vue de la finance concerne sa contribution à des violations des droits humains, typiquement à l’autre bout du monde. Le rapport « Luxembourg’s Financial Centre and Its Human Rights Policies », présentée ce mardi par l’Action solidarité Tiers-Monde (ASTM), met en lumière ce volet dans le cas particulier du grand-duché.

Des principes blablabla

Rappelons que, en 2017 déjà, l’ONG avait lancé la campagne « No corporate impunity – Droits humains avant profit », dans laquelle s’insère le présent rapport. L’ASTM invoque les « Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme » (abrégés en anglais en UNGP pour United Nations Guiding Principles). Ces principes s’adressent en premier lieu à des multinationales impliquées directement dans des violations des droits humains. Mais comme il est rappelé dans le rapport, le domaine d’application des UNGP inclut l’ensemble des entreprises, « ce qui signifie l’inclusion des entreprises du secteur financier, y compris les investisseurs institutionnels ». Les auteures soulignent que le plan d’action national officiel pour les UNGP considère le secteur financier comme ayant potentiellement des effets négatifs sur les droits humains, du fait de sa prédominance dans l’économie luxembourgeoise et du caractère international de ses activités.

« Dans quelle mesure la place financière luxembourgeoise a-t-elle mis en œuvre les PDNU, dix ans après leur adoption ? », interroge le rapport. Et de constater que « malgré l’élaboration de deux plans d’action nationaux pour la mise en œuvre des UNGP (…), ces efforts de sensibilisation sont clairement insuffisants ». En effet, les auteures ont épluché les codes de conduite et recommandations des « acteurs institutionnels », dénomination qui englobe aussi bien des organismes de contrôle comme la Banque centrale ou la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) que des organismes de lobbying comme l’Association des banques et banquiers du Luxembourg (ABBL). Le constat : les droits humains sont rarement mentionnés et donnent tout au plus lieu à une recommandation. Or, des engagements volontaires apparaissent insuffisants si on considère les possibles dérapages. Les liens entre acteurs du secteur financier et violations des droits humains étant en général indirects, le rapport étaye ses mises en garde abstraites par quatre études de cas concrets.

Premier cas dénoncé, celui du géant technologique Tencent, qui contrôle notamment Wechat, un des grands médias sociaux chinois. Le rapport évoque le rôle de l’entreprise dans la cybersurveillance et la censure gouvernementales ainsi que son implication dans la répression de la « communauté musulmane turque », principalement les Ouïghour-es. Sachant que près d’un tiers des fonds mondiaux investis en Chine sont domiciliés au Luxembourg, il n’est pas surprenant que par exemple les fonds communs de placement luxembourgeois dénommés BPSA Fonds Lux et NEF détiennent des actifs dans Tencent.

Les dividendes qui ruinent

Le deuxième cas présenté concerne la banque BGL BNP Paribas, qui entretient une relation d’affaires avec JCB, « un groupe britannique controversé ». Ce fabricant d’équipements de construction et de démolition est inscrit sur la liste onusienne des entreprises impliquées dans des activités liées aux colonies israéliennes en Palestine, établies en violation du droit international. Les auteures citent Amnesty International, qui estime que « le fait que JCB n’ait pas fait preuve d’une diligence raisonnable en matière de droits humains quant à l’utilisation finale de ses produits constitue un manquement au respect des droits humains ». Le rapport de l’ASTM considère que ce devoir de vigilance vaut aussi pour une banque qui fournit des services financiers à un acteur de l’économie réelle.

Les deux autres cas illustrent l’implication d’institutions grand-ducales dans de graves abus en Amérique latine. Ainsi, la société sidérurgique Aperam non seulement a son siège social au boulevard d’Avranches et est cotée à l’indice LuxX depuis 2011, mais l’État luxembourgeois y détient aussi une participation de 0,563 %. Cette société fort profitable est vivement critiquée pour avoir pollué le ruisseau brésilien Serra dans les années 1970 et pour refuser, jusqu’à ce jour, de reconnaître sa responsabilité et de dédommager la population locale. Enfin, dans le portefeuille du Fonds de compensation (FDC) de l’assurance vieillesse luxembourgeoise, on retrouve des actifs du géant minier australien BHP. « Les communautés vivant à proximité des mines de BHP en Amérique latine sont confrontées depuis de nombreuses années à des problèmes environnementaux et à des violations des droits humains », rappelle le rapport. L’entreprise était ainsi impliquée dans le barrage de Samarco au Brésil, qui s’est effondré en 2015, créant un désastre humanitaire et écologique majeur. Plus récemment, en République d’Équateur, BHP est accusé de violations de droits humains afin d’imposer des activités extractives sur le territoire du peuple indigène Shuar Arutam. Ceci alors que, aux yeux de l’ASTM, le FDC joue un rôle particulier vis-à-vis des autres acteurs et devrait donc donner le bon exemple.

Ces exemples illustrent comment le discours sur le Luxembourg, élève modèle en finance durable, ne s’intéresse qu’aux aspects climatiques ou environnementaux. Il ignore que « la durabilité n’est pas possible sans le respect des droits humains », écrivent les auteures du rapport, qui poursuivent : « l’État doit assumer sa responsabilité et ne pas laisser le pilotage aux acteurs privés et aux groupes de lobbying. » Enfin, faisant le lien avec les revendications de l’Initiative pour un devoir de vigilance, dont l’ASTM fait partie, l’ONG réclame « un cadre légal qui garantisse que les entreprises privées mènent une diligence raisonnable en matière de droits humains, y compris celles du secteur financier ».

nocorporateimpunity.org

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