En proposant d’abroger l’unanimité en matière de décisions portant sur la fiscalité, la Commission européenne a fait un cadeau empoisonné aux États membres – surtout à ceux pour lesquels le sujet est délicat.
Comme d’habitude, le premier à dégainer son arme a été le député européen vert allemand Sven Giegold, membre de toutes les commissions spéciales « taxe » depuis le scandale des Luxleaks et connu pour fustiger les paradis fiscaux au sein de l’Union européenne. Pour lui, le choix de la commission de Bruxelles de passer par la clause « passerelle » inscrite dans le contrat européen n’est rien d’autre que le lancer d’une « cartouche fumigène ». Et cela parce qu’en passant par ladite clause, la Commission exige l’unanimité des États siégeant au Conseil européen pour justement abroger l’unanimité en matière de fiscalité…
Et ce alors que les avancées vers une meilleure harmonisation fiscale au sein de l’Union se font toujours au ralenti : des réformes comme l’Accis (Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés) proposée en 2016, ou encore les efforts pour instaurer un reporting pays par pays des revenus des multinationales se heurtent toujours aux blocages à l’intérieur du Conseil. Mais aussi derrière les portes closes du « Code of Conduct Group », l’organe du Conseil censé prévenir la concurrence et le dumping fiscal en Europe – qui s’est avéré très inefficace par le passé. Cela aussi parce que des pays comme le Luxembourg, l’Irlande, les Pays-Bas ou encore la Belgique se sont relayés pour bloquer toute avancée qui pourrait être contraire à leurs intérêts, comme l’avaient révélé les enquêtes faites par les diverses commissions spéciales mises en place par le Parlement européen.
Tout ceci pourrait appartenir au passé, si et seulement si une unanimité pour voter cette proposition existait. Mais comme on pouvait s’y attendre, l’idée de « mettre les États membres devant leurs responsabilités », comme l’a exprimé la Commission, n’a pas convaincu tout le monde. À part l’Irlande, c’est sans surprise le Luxembourg, en la personne de son ministre des Finances libéral Pierre Gramegna qui a dit « niet » à l’invitation sibylline de Bruxelles – pour le ministre, la fiscalité reste une affaire de souveraineté nationale, comme il l’a dit sur les ondes de la radio publique.
Dans ce contexte, la publication d’une étude par les Verts européens sur les taux d’imposition réels des multinationales en Europe tombe à pic. Selon ce papier, les multinationales seraient les mieux servies au Luxembourg, où le taux affiché est de 29,1 pour cent, alors que les grandes firmes n’en paieraient que 2,2. Toutefois, cette étude est à prendre avec des pincettes, non seulement à cause du contexte des élections européennes, mais aussi parce que les chiffres sur lesquels elle se base ne sont pas les plus actuels. En effet, l’analyse porte sur les années 2011 à 2015 – donc avant que le grand-duché ne commence à s’adapter un tant soit peu dans un contexte post-Luxleaks et de pressions sur le gouvernement de coalition.
Giegold n’est pas luxembourgeois
Toujours est-il que les réactions nationales à la proposition bruxelloise, n’étonnent pas à première vue : les libéraux sont contre, le CSV aussi (à l’exception de certaines ambiguïtés exprimées par le candidat à la présidence du parti et député européen Frank Engel), comme – sans surprise – l’ADR, qui dans un communiqué a réaffirmé sa loyauté absolue à la place financière.
C’est donc plutôt dans les partis de la gauche qu’il faut chercher la contestation. Mais là aussi, les sentiments et les arguments varient. Déi Lénk sont incontestablement pour l’abrogation de l’unanimité et pour « une assiette commune qui doit être la même pour chaque pays, comme pour un taux minimal qu’aucun État n’a le droit de dépasser par le bas », et ajoutent aussi un argument moral : « Nous ne pouvons pas montrer du doigt les États du groupe de Višegrad sur la question des réfugié-e-s, demander de la solidarité et en même temps continuer à faire des exceptions quand il est question de dumping fiscal », argumente le député Marc Baum.
La nouvelle cheffe des parlementaires vert-e-s, Josée Lorsché, a quant à elle une attitude plus tempérée par rapport à la problématique. Si elle est consciente que son parti s’est toujours exprimé pour une harmonisation fiscale européenne, celle-ci ne peut pas se faire à n’importe quel prix : « Montrer du doigt continuellement le Luxembourg ne peut pas être la solution », explique-t-elle. Pour Lorsché, il s’agit de voir la problématique de façon élargie : « Il faut considérer le concept total d’une meilleure justice fiscale et l’analyser sur le fond. Ce n’est pas l’abrogation de l’unanimité qui va apporter une solution miraculeuse. En plus, il faut prendre en compte le chemin déjà parcouru par le Luxembourg et l’Europe ces dernières années. Sous le ministre Gramegna, les choses ont bougé et le pays s’est déjà engagé sur la voie de la transparence – en implémentant notamment le BEPS sous l’égide de l’OCDE et en transposant diverses directives européennes. »
Si elle concède que le Luxembourg n’est pas un des pays les plus « sympas » sur le plan de la fiscalité et de la concurrence fiscale, Lorsché est d’avis que l’abrogation de l’unanimité reviendrait à « ouvrir la porte aux jeux de pouvoir des grands pays de l’Union au détriment de ceux qui pèsent moins », comme le grand-duché. C’est pourquoi elle se montre mitigée sur la position de son collègue européen : « Si Sven Giegold était basé au Luxembourg, son discours serait probablement plus nuancé », pense-t-elle. Avant d’admettre que « même si nous savons pertinemment que les niches fiscales seront terminées un jour, il faut aussi que nous restions dans la realpolitik. C’est un peu comme après le déclin de la sidérurgie : il faut commencer à mettre en place de nouveaux piliers économiques pour le pays, comme la recherche ou pourquoi pas la libéralisation du cannabis, qui pourrait aussi être une vraie plus-value pour l’agriculture locale ».
Le grand écart
Si le woxx n’a pu joindre le nouveau président du LSAP Franz Fayot avant son bouclage hebdomadaire, il est tout de même clair que les socialistes sont eux aussi pour l’abrogation de l’unanimité et une meilleure harmonisation fiscale au niveau européen. Mais gageons que le facteur realpolitik jouera aussi dans leur comportement au sein du gouvernement et que finalement la position libérale du blocage sera maintenue.
En cela, ils sont d’ailleurs soutenus par la nouvelle force politique au parlement, les Pirates. La position flibustière est aussi ambiguë : d’un côté, le parti défend une démocratisation radicale de la politique européenne (allant même jusqu’à demander la suppression pure et simple du Conseil européen) ; de l’autre, « c’est une question de package », explique le député Sven Clement. « Nous ne sommes pas pour une abrogation de l’unanimité uniquement sur cette question. Si on veut une démocratisation, ce sera sur toutes les sujets. Le Luxembourg n’est peut-être pas le meilleur élève en ce qui concerne la fiscalité, pourtant, il n’a pas besoin d’avoir honte. D’autres États aussi sont connus pour bloquer de grandes décisions quand cela les arrange. » Et de s’exprimer pour un cadrage de la concurrence fiscale européenne (au nom de la realpolitik) et de donner un pouvoir de taxation direct à la Commission européenne.
On pourrait donc résumer que le Luxembourg ne cède toujours pas vraiment sur les questions qui lui sont vitales, qui sont aussi les intérêts de sa place financière – ce sont plutôt les discours qui ont changé, mais le fond reste le même : tant que les autres ne bougent pas, nous n’avancerons pas non plus. Et maintenant, répétez doucement le mantra : « Level playing field, level playing field, level playing field… », car c’est tellement apaisant.