SÉLECTION DES ESPÈCES VÉGÉTALES: L’Union sème la discorde

Dans une relative indifférence médiatique à peine ébranlée par les protestations d’organisations non gouvernementales, le Parlement européen s’apprête à voter un règlement sur la sélection et la commercialisation des semences.

Pour purger le débat :
des graines de ricin et leurs feuilles.(PHOTO : © Randy Read, licence CC-BY 2.0)

C’est un sujet qui fait rarement la une des journaux. Via Campesina, une organisation internationale qui lutte pour un changement de politique agricole et alimentaire, appelait donc à manifester à Bruxelles lundi dernier « pour les droits des paysan-ne-s d’utiliser et d’échanger librement leurs semences », ainsi que « contre les brevets sur le vivant et le contrôle du marché des semences par les multinationales ». L’appel a été relayé au Luxembourg par l’ASTM : le sujet est d’une actualité brûlante, puisque le Parlement européen est appelé avant son renouvellement à voter une proposition de règlement de la Commission européenne qui suscite de vives critiques.

L’association luxembourgeoise « Som fir d’Erhalen an d’Entwécklung vun der Diversitéit » (SEED – voir woxx 1216), entièrement dédiée à cette thématique, se devait donc de prendre position. Dans un communiqué datant d’octobre 2013, SEED indique que « selon [sa] compréhension, les textes de règlement proposés sont plutôt adaptés au domaine de la production semencière industrielle et internationale, tandis que quelques-uns de [leurs] points risquent de défavoriser et d’entraver le travail des sélectionneurs et des multiplicateurs de semences oeuvrant pour l’agriculture paysanne diversifiée, naturelle et extensive ». L’association est soutenue par la fine fleur des ONG luxembourgeoises impliquées dans l’environnement ou le social, dont certaines regroupées dans la plate-forme « Meng Landwirtschaft ».

Les spécialistes débattent

L’Union européenne avait déjà, par la voix de sa Cour de justice, contribué à enflammer le débat en juillet 2012. Dans un jugement qui contredisait les conclusions de son propre avocat général – cas plutôt rare -, la Cour avait confirmé l’actuelle réglementation européenne que contestait l’association Kokopelli, condamnée en France pour concurrence déloyale. L’association commercialise en effet des semences destinées aux jardiniers amateurs et les encourage à les reproduire ; l’entreprise Graines Baumaux en avait pris ombrage en raison de nombreuses références communes dans leurs catalogues.

Si l’information n’avait pas dépassé le cercle restreint des spécialistes du sujet, elle y avait néanmoins provoqué une passe d’armes violente : les soutiens de Kokopelli, persuadés que la vénérable institution du Kirchberg avait prouvé la soumission de l’Union aux lobbys industriels, s’opposaient aux défenseurs de l’industrie semencière. Il faut pour se faire une idée lire les forums d’un site comme actu-environnement.com à l’époque. Les uns déploraient l’accaparement du vivant tandis que les autres leur opposaient la nécessaire sécurité alimentaire par exemple. Triste débat en vérité, car les défenseurs des semences paysannes s’y enferraient souvent dans des arguments techniques : le discours des transnationales n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il parvient à enfermer ses adversaires dans un débat purement technique, évacuant de la sorte tout argument politique.

C’est pourtant un débat politique essentiel que la sélection et la commercialisation des semences. Et ce débat politique, le Parlement européen ne le refuse manifestement pas, puisque le 16 janvier il a voté une résolution demandant aux Etats de ne pas autoriser le maïs génétiquement modifié TC1507. Deux bémols cependant : premièrement, il s’agit dans ce cas d’OGM, plus porteurs dans l’opinion publique que les « simples » semences ; deuxièmement, les députés européens n’ont aucun pouvoir de décision en la matière, et il revient aux Etats – dont on connaît les positions idéologiques selon le gouvernement en place – d’autoriser ou non in fine. Quant à la décision de la Cour de justice de l’Union européenne du 13 décembre dernier annulant l’autorisation de mise sur le marché d’une variété de pomme de terre transgénique, elle est malheureusement motivée par une erreur de procédure plutôt que sur le fond, mais elle a le mérite d’exister.

Dans ce contexte, les lobbys ont-ils, comme l’affirme Via Campesina, « fait pression sur le Parlement afin qu’il revienne sur les timides ouvertures proposées par la Commission » ? On connaît en tout cas leur importance à Bruxelles, et leur efficacité feutrée qui contraste avec les bruyantes manifestations de leurs opposants. Le rapport de l’eurodéputé Sergio Silvestris (Popolo della libertà, parti de Silvio Berlusconi) souhaite, de fait, durcir les conditions des dérogations prévues par la Commission, à savoir la possibilité pour les paysans d’échanger leurs semences et l’autorisation de commercialisation de semences de variétés non enregistrées. En effet, à ces exceptions près, il est nécessaire d’enregistrer contre redevance toute variété végétale pour une durée portée à 30 ans par le projet de règlement. Il est donc tentant de voir le rapport de l’Italien comme un renforcement de la position de l’industrie semencière.

Un règlement controversé

Mais la commission de l’agriculture a aussi voté mardi dernier un rapport de Marit Paulsen (Parti du peuple suédois) au ton sensiblement différent. L’eurodéputée proposait une résolution du Parlement dont l’article 15 par exemple « considère que les grandes entreprises multinationales actives dans le domaine de la sélection végétale ont acquis une influence beaucoup trop grande en ce qui concerne l’agriculture et la politique agricole mondiales ». Tout en saluant certes dans le même texte le projet norvégien de conservation des semences du Svalbard… financé en partie par l’industrie semencière. Celle-ci a-t-elle donc toujours un coup d’avance ? Il n’en reste pas moins que l’article en question a été l’objet d’une bataille rangée d’amendements, principalement entre Verts et conservateurs, ces derniers en suggérant même la suppression pure et simple. A la suite de compromis de dernière minute, tous les amendements n’ayant pas été votés individuellement, il faudra attendre le texte définitif pour analyser en profondeur les rapports de forces en présence.

Le vote en session plénière devrait se tenir en avril, augurant d’ici là des débats passionnés en commission, dont le vice-président n’est autre que José Bové, connu pour ses positions plutôt tranchées en faveur d’une agriculture paysanne. Le prochain rendez-vous est fixé au 27 janvier avec un premier examen des quelque 1.500 amendements proposés au rapport Silvestris.

Quoi qu’il en soit, la lecture du projet controversé de règlement, qui consolide douze directives précédentes, montre que le législateur européen affirme s’efforcer de « trouver un équilibre entre la flexibilité pour les opérateurs professionnels, la biodiversité et la rigueur nécessaire s’agissant des exigences de santé et de qualité pour assurer le fonctionnement équitable du marché et préserver la qualité et la santé du matériel de reproduction des végétaux ».

Un impact au-delà de l’Union

Le mot est lâché : biodiversité et santé certes, mais il s’agit aussi de protéger le marché, en l’occurrence les grandes sociétés dont la compétitivité est une obsession habituelle de la Commission. Si les conservatoires végétaux nationaux ou les simples échanges gratuits entre jardiniers échappent à la nécessité d’enregistrer contre redevance une variété végétale – à moins que le rapport Silvestris ne conduise à abandonner ces exemptions -, les petites entreprises agricoles pourront difficilement faire face à cette complexité administrative et financière, laissant de fait une sélection millénaire aux mains des plus puissants.

Les semenciers industriels se concentrent déjà sur un nombre restreint de variétés dont la rentabilité est assurée, au prix selon leurs détracteurs d’une fragilité accrue – sans compter la baisse mécanique de la biodiversité. Si la Commission souhaite d’une certaine façon favoriser les PME en exonérant les microentreprises (moins de deux millions d’euros de chiffre d’affaires et/ou moins de dix salariés) de la redevance d’enregistrement, ce point est contesté par le rapport Silvestris qui évoque même une possible « recrudescence des cas de fraude ». Mais dans l’état et sans qu’il soit besoin d’amendements, le projet de règlement accentue déjà bel et bien le grignotage du domaine public.

Rien de bien nouveau donc : on assiste, dans un domaine assez méconnu, à la possible confiscation silencieuse par les experts, à leur plus grand profit, d’un savoir qui constitue un bien commun de notre espèce tout entière. L’impact de la législation européenne sur les semences se fait sentir au-delà des frontières de l’Union, notamment par les accords de libre-échange en vigueur et l’encore forte dépendance du Sud vis-à-vis de l’industrie semencière internationale. Il est à espérer que les députés européens sauront débattre intelligemment du règlement proposé par la Commission afin d’assurer une équité indispensable tant au niveau européen que mondial.

Plus d’informations : www.seed-net.lu, www.eu-saatgutrechtsreform.de et www.eurovia.org

Pour soutenir concrètement les semences encore libres : http://kaizen-magazine.com/3-manieres-de-soutenir-legalement-les-semences-libres

Et pour comprendre le mécanisme des lobbys, conférence de José Bové le mardi 4 février à 19 heures à l’hôtel Parc Belle-Vue, sur invitation des Verts luxembourgeois, avec un stand de distribution de semences de l’association SEED.


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