Justice fiscale: Interventionnisme

Le Luxembourg a-t-il voulu profiter d’un changement de fiscalité à Madère pour attirer banques et entreprises ? Un échange de vues entre le ministre des Finances de Madère et la commission Pana le suggère.

Madère, un paradis pas uniquement pour les touristes. (Photos : © Wikimedia Commons)

Passée sous la bannière du Portugal à partir de 1419, l’île de Madère est un de ces petits bouts d’Union européenne datant du temps « béni » des colonies qui sont géographiquement plus proches d’autres continents – l’Afrique, dans ce cas. Quand le Portugal est devenu membre de l’Union européenne, l’île perdue dans les eaux tumultueuses de l’Atlantique s’est muée en une de ses neuf « régions ultrapériphériques ». Ce qui lui confère un certain statut autonome, et ce qui permet aussi à l’Union d’octroyer certains avantages à une de ces régions souvent mal développées et pas en phase avec le continent.

Pour Madère, ce fut l’installation d’une zone franche dès l’année 1987. La « zone franche de Madère » (ZFM) devait à l’origine aider à attirer des entrepreneurs pour dynamiser l’emploi sur l’île. C’est pourquoi le taux d’imposition était de zéro pour cent. Mais déjà à l’époque, la Commission européenne avait mis en garde : « [The Commission] recalls that this authorization does not in any way indicate the approval of an ‘offshore’ financial center that the Autonomous Government of Madeira might want to establish in the Free Trade Zone », écrivait le commissaire européen à la concurrence de l’époque, l’Irlandais Peter Sutherland, au gouvernement portugais. Car la Commission devait donner son aval, Madère n’étant pas un pays autonome : l’installation de la ZFM était perçue comme une aide d’État.

Réflexe luxembourgeois

Malgré ces mises en garde, un centre financier offshore s’est bien établi sur l’île. Pire encore : la création d’emplois s’est révélée très minimale – les boîtes aux lettres ne laissant que très peu de place aux employés, comme on le sait au Luxembourg. Ce qui n’a pas empêché la Commission européenne de continuer à régulièrement autoriser la ZFM. Entre-temps, les boîtes aux lettres avaient pullulé et Madère est devenue – en plus de son attrait touristique – une destination prisée de firmes et de banques intéressées par l’« optimisation » de leur fiscalité. Un reportage récent de la « Bayerischer Rundfunk » s’y est intéressé de plus près et a découvert – en épluchant le registre du commerce rendu consultable grâce à un outil de recherche fabriqué par les journalistes – que Madère abritait l’argent de dignitaires africains, de proches de l’ex-dictateur libyen Mouammar Kadhafi, de multinationales américaines et de footballeurs européens. Donc tout le gratin y était.

Cela dit, l’importance de la ZFM comme paradis fiscal a commencé à décroître à partir de 2011. En cette année, le taux d’imposition a été relevé à trois pour cent et va monter jusqu’à cinq dans les années à venir. Ce qui fait aussi que dans le « Financial Secrecy Index » de l’ONG Tax Justice Network, Madère figure en 78e place. Pour rappel : le Luxembourg est dans le peloton de tête avec une bonne sixième place entre les Îles Caïmans et le Liban.

Le secrétaire aux Finances de la Région autonome de Madère Rui Gonçalvez a insisté sur ce point lors de son entretien avec la commission Pana. Dans l’échange avec les eurodéputés, il explique que depuis 2011, la ZFM est passée de 6.000 entreprises à 1.500. Il s’est aussi empressé de préciser que Madère n’offrait pas la possibilité de se faire tailler des rescrits fiscaux sur mesure et qu’il était possible de connaître les actionnaires des entreprises inscrites dans la ZFM. Comme preuve, il a sorti les « quelque 40 cas cités dans les médias ». Pour Gonçalvez, le respect strict des règles européennes et l’échange d’informations sont devenus les principaux arguments de vente de la zone franche de Madère : « Les sociétés qui s’installent ici se sentent en sécurité et valorisées par notre bonne réputation. »

Et comme pour marquer le contraste, le secrétaire aux Finances balance une anecdote sur l’ambassadeur luxembourgeois au Portugal de l’époque – Paul Schmit, qui a migré au Cap-Vert depuis début 2012 -, celui-ci aurait fait le voyage à Madère pour se procurer le registre du commerce afin de voir quelles firmes auraient vocation à se transférer au grand-duché.

La place financière avant l’Europe

Certes, de notre propre expérience des échanges entre officiels et eurodéputés de la commission d’enquête, on sait que la vérité est parfois fortement maquillée, voire complètement tue (woxx 1414). Toujours est-il qu’on peut se demander quel intérêt Gonçalvez aurait pu avoir à raconter des salades. Dans une question parlementaire déposée cette semaine par Déi Lénk, le député David Wagner s’inquiète aussi de la solidarité européenne qui, si cela s’avérait, aurait été pleinement bafouée.

Mais faire passer la place financière avant l’Europe semble être un réflexe luxembourgeois. Cela est illustré par la révélation des collègues du Wort sur des échanges bilatéraux entre Londres et Luxembourg, alors que les discussions post-Brexit devraient être menées par l’Union européenne et non pas par les pays membres. On pourrait donc en conclure que pour les dirigeants luxembourgeois, les intérêts de la place financière priment leur politique européenne. En tout cas, le suspense reste entier dans l’attente de la réponse de Pierre Gramegna à la question parlementaire.


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