L’intelligence artificielle suscite une anxiété croissante sur la destruction d’emplois qu’elle pourrait entraîner et sur ses effets dans notre relation au travail. Face à ces défis, les syndicats luxembourgeois plaident pour une réduction du temps de travail ou l’introduction d’une « taxe robot ». Dans tous les cas, ils estiment qu’il est temps d’intégrer la problématique au dialogue social.

L’IA suscite beaucoup de prédictions plus ou moins fantaisistes, mais ses effets sur le monde du travail sont déjà réels, entre suppression d’emplois et redéfinition de nos tâches professionnelles. (Photo : Studio Republic/Unsplash)
L’intelligence artificielle (IA) est-elle la technologie disruptive par excellence ? Depuis son émergence, elle nourrit les fantasmes dystopiques et pose des questions éthiques et philosophiques sans précédent, notamment sur notre rapport à la réalité et à la vérité. Pour ses thuriféraires, l’IA promet une nouvelle ère de prospérité qui facilitera nos vies dans un avenir plus ou moins lointain. S’il est cependant une question immédiate qui taraude nos contemporain·es, c’est celle, induite par les gains de productivité, de son effet sur le travail, voire de son potentiel de destruction massive d’emplois.
Une étude publiée fin juin par Boston Consulting Group (BCG) résume assez bien le paradoxe auquel font face les salarié·es travaillant déjà au quotidien avec l’IA générative, c’est-à-dire des applications qui produisent des textes, des images, des traductions, du son ou des vidéos en réponse à des requêtes. Le cabinet américain de conseil stratégique aux entreprises et aux gouvernements a interrogé plus de 13.000 personnes de quinze pays (le Luxembourg n’y figure pas), aussi bien des « travailleurs de première ligne » que des managers et des dirigeant·es d’entreprises.
Premier constat : la confiance dans l’IA générative a considérablement progressé chez ceux et celles qui en font un usage professionnel, passant de 16 % à 42 % en un an. Second enseignement : près de la moitié des répondant·es, qui reconnaissent que l’IA facilite leur travail, pensent aussi qu’elle fera disparaître leur emploi dans les dix ans à venir. Une situation ubuesque dans laquelle les salarié·es ont parfois le sentiment de creuser leur propre tombe en alimentant le développement de l’IA, dont la performance se renforce à chaque utilisation. Enfin, relève BCG, 64 % des dirigeant·es interrogé·es disent être en train de réorganiser leurs entreprises en fonction des tâches qui peuvent être confiées à l’IA générative. On passe donc de la phase test au déploiement opérationnel. Et pour les syndicats, il est dès lors temps d’ouvrir le dialogue avec le patronat sur ce sujet.
Ne pas s’opposer, mais accompagner
« Ça va chambouler notre mode de travail et notre mode de vie », observe Patrick Dury, le président du LCGB. Le syndicat chrétien s’est particulièrement penché sur les effets de l’IA sur le monde du travail ces deux dernières années. Organisateur, en janvier, d’une table ronde avec des représentant·es du gouvernement et du patronat, le LCGB a également publié un document dans lequel il formule douze revendications et propositions « à propos de l’intelligence artificielle ». Le syndicat veut encadrer et réglementer l’usage de l’IA dans l’intérêt des salarié·es.
Pour le LCGB, tout comme pour l’OGBL, il n’est pas question de s’opposer à l’IA, mais d’en accompagner le déploiement. « Elle peut être une aide précieuse et débarrasser le salarié de tâches pénibles et répétitives », estime Patrick Dury. Il prend aussi pour exemple la façon dont l’IA facilite déjà la gestion des flux dans la logistique ou permet d’améliorer l’efficacité énergétique. Dans le tertiaire, secteur le plus immédiatement concerné, il cite la banque RBC, à Esch-sur-Alzette : « Il s’agit d’un centre de services qui apporte des réponses techniques et juridiques à des banques du monde entier. Leurs bots sont capables de répondre rapidement et dans toutes les langues aux questions de leurs clients. » Ingénieur de formation, le président du LCGB trouve cela « épatant », mais le syndicaliste constate aussi qu’il y a eu, « ces dernières années, trois ou quatre plans sociaux chez RBC ».
Dans son enquête, Boston Consulting Group rapporte que la moitié des employé·es qui utilisent l’IA générative ont gagné cinq heures de travail hebdomadaires, qu’ils consacrent désormais à des tâches moins routinières, à des réflexions stratégiques ou plus simplement à se former à l’IA. Dans le monde idéal des affaires tel qu’il se présente, ces gains de productivité n’entraînent pas de licenciements. Au pire, prévoient les promoteurs de la technologie, les emplois détruits seront remplacés par des fonctions dans le développement et la maintenance de l’IA.
Dans un rapport paru en début d’année, le FMI juge pourtant que l’IA menace 60 % des emplois dans les économies avancées. Pour sa part, en 2023, la banque Goldman Sachs évaluait à 300 millions le nombre d’emplois qui pourraient disparaître au niveau mondial. Les fonctions déjà remises en cause par l’IA générative se situent dans les centres de services et d’appels, dans le secteur financier, pour lequel le Luxembourg est en première ligne, ou encore dans les services financiers et comptables des entreprises.
Une taxe sur les applis d’IA
À vrai dire, il est difficile de mesurer la menace et à quelle vitesse cela va évoluer, d’autant que le secteur n’est, pour l’instant, pas rentable. L’emblématique OpenAI, créatrice de l’application grand public ChatGPT, a par exemple perdu 540 millions de dollars en 2022. Les analystes financiers mettent en garde sur la montée d’une bulle spéculative, alors que l’IA pourrait ne pas tenir ses promesses de rentabilité les plus radieuses, du moins à court terme. Il s’agit toutefois d’un phénomène habituel quand émerge une nouvelle technologie.
Quoi qu’il en soit, « il y a des emplois qui vont disparaître et il faut éviter le chômage de masse », tranche Patrick Dury. « Les salarié·es ont un droit sur les gains de productivité que permet l’IA », poursuit le président du LCGB. Concrètement, son syndicat plaide pour une discussion sur la réduction du temps de travail. Il se dit aussi favorable à une taxe sur les applications d’IA, qui pourraient notamment abonder les caisses de la Sécurité sociale. Une vision que partage Frédéric Krier, membre du bureau exécutif de l’OGBL, qui cite aussi le Fonds pour l’emploi, aujourd’hui très majoritairement financé par les salarié·es. Il remarque cependant une tendance « plutôt à la baisse de l’imposition du capital », ces dernières décennies. « Pour éviter la casse pour les salarié·es, le modèle social doit s’adapter à cette nouvelle donne », renchérit le président du LCGB. Le patronat l’entend-il de la même oreille ? Rien n’est moins sûr : « Le Luxembourg a vraiment pris du retard dans ces discussions », déplore Patrick Dury, qui a beaucoup travaillé sur le sujet avec la Fondation Hans Böckler, proche des syndicats allemands, ou encore avec la CFDT en France.
Frédéric Krier confirme ce sentiment de retard pris au grand-duché : « Nous avons fait une proposition d’accord interprofessionnel sur l’IA à l’UEL et cela fait maintenant plusieurs mois que nous attendons sa réponse. » Le patronat n’est pas forcément opposé aux constats de l’OGBL sur le fond, suppose Frédéric Krier, mais il ne veut pas d’un accord interprofessionnel, alors qu’il cherche toujours davantage à privilégier les accords d’entreprise, négociés au cas par cas. Pourtant, insiste le syndicaliste, « il faut anticiper, renforcer le principe des plans de maintien dans l’emploi, obliger les entreprises à bouger et non s’en remettre à leur seule démarche volontaire ».
Les classes moyennes pénalisées
La destruction d’emplois n’est pas le seul défi que pose l’IA au monde du travail. Son usage dans les directions des ressources humaines se répand, à la fois pour sélectionner des candidat·es à l’embauche que pour la surveillance et l’évaluation des salarié·es. Des pratiques que condamne fermement Patrick Dury, jugeant que cela doit rester du ressort exclusif de l’humain. Pour l’OGBL, Frédéric Krier se montre plus nuancé, mais convient aussi que les décisions finales doivent revenir à l’humain et qu’une information transparente doit être fournie aux salarié·es sur leur exposition à l’IA utilisée dans ce cadre.
Dans son rapport sorti en janvier, le FMI pointe également le risque de voir les inégalités de revenus augmenter en raison de l’IA, principalement en défaveur des classes moyennes, dont les compétences et le savoir-faire pourraient s’avérer inutiles face à des machines de plus en plus performantes. Il s’agit d’une prolétarisation, définie dans le sens où les salarié·es se trouvent privé·es de la maîtrise de leur métier par la technologie.
Pour contrer ce risque, les syndicats insistent sur la formation et l’éventuelle reconversion des employé·es. Dans tous les cas, l’humain doit rester maître de la machine, exigent-ils. « Il faut de la transparence, expliquer de quoi il s’agit quand on utilise l’IA, y compris dans un processus industriel. Il faut le faire avec un langage compréhensible par tous », résume le président du LCGB. « Les patrons ne doivent pas se cacher derrière la technologie, ils sont les ultimes responsables de l’usage qui en est fait », appuie Patrick Dury. LCGB et OGBL sont unanimes à dire que l’introduction de l’IA dans le monde du travail doit faire l’objet de codécisions entre délégations du personnel et patronat. Les deux syndicalistes rappellent à cet effet que le Code du travail rend la codécision obligatoire dans les entreprises de plus de 150 employé·es.
En attendant, il y a des cadres et des règles générales à définir et à transposer dans le droit du travail. Pour le LCGB et l’OGBL, le terrain idéal pour ce dialogue est le Comité permanent du travail et de l’emploi (CPTE). Les syndicats sont prêts à ouvrir les discussions et la balle est désormais dans le camp des autres représentant·es qui siègent dans cet organe tripartite : le gouvernement et le patronat.
Disparition d’emplois : ce qu’en pense ChatGPT
L’intelligence artificielle est-elle synonyme de destruction d’emplois ? Le woxx a directement posé la question à l’un des principaux suspects sur le banc des accusés : ChatGPT. Dans sa version gratuite et grand public, le chatbot développé par OpenAI fournit une réponse sans aspérité, dans un style toujours un peu froid, mais à la tonalité très « start-up nation » et conforme à celle de la plupart des promoteur·trices de cette nouvelle technologie. ChatGPT ne donne pas de chiffre, mais estime que les suppressions d’emplois pourraient être compensées par la création de nouvelles fonctions liées au développement et à l’usage de l’IA. Histoire de rappeler que derrière la machine il y a bel et bien des humains qui l’orientent, ChatGPT plaide non coupable et renvoie toute responsabilité de destruction d’emplois vers les « gouvernements, les entreprises et la société ». Pour obtenir la réponse ci-dessous, nous avons formulé notre requête de différentes manières. À la question « combien d’emplois vont disparaître à cause de l’intelligence artificielle ? », ChatGPT nous a répondu : « L’impact de l’intelligence artificielle sur l’emploi est un sujet complexe et difficile à prédire précisément. Certaines études suggèrent que l’intelligence artificielle pourrait détruire des emplois dans certains secteurs, en particulier ceux qui impliquent des tâches routinières et automatisables. Cependant, d’autres estiment que l’intelligence artificielle pourrait également créer de nouveaux emplois dans des domaines émergents liés à cette technologie. Il est important de noter que l’impact de l’intelligence artificielle sur l’emploi dépendra largement de la manière dont les gouvernements, les entreprises et la société dans son ensemble gèrent cette transition. Il est donc crucial de mettre en place des politiques et des formations adaptées pour accompagner les travailleurs dans cette ère de transformation numérique. »