Au-delà des colossaux profits qu’elle génère, l’industrie du maquillage impose aussi une lecture politique et sociale du monde. La tendance « Clean Girl Aesthetic » célèbre une beauté faussement naturelle, aux normes occidentales et réactionnaires.

La « clean girl » reflète ce que notre société identifie comme idéal, nous rappelant que la femme parfaite a une vie parfaite et travaille constamment sur elle-même. (Photo : capture d’écran internet)
De nombreuses tendances du maquillage qui ont explosé ces dernières années sont nées sur les réseaux sociaux. Parmi celles-ci, on trouve la « Clean Girl Aesthetic ». La tendance n’est pas récente, mais elle est tellement omniprésente qu’elle domine le monde du maquillage et d’autres aspects de la vie tels que les loisirs. Cette esthétique bien précise célèbre une beauté naturelle, faussement sans effort, faite de visages sans imperfections avec peu de maquillage, beaucoup de lumière naturelle, des joues roses et des taches de rousseur. C’est une évolution du maquillage dit « no make-up », c’est-à-dire un maquillage qui est présent, mais qui semble presque imperceptible. L’esthétique de la tendance Clean Girl Make-up trouve ses racines dans les soins de la peau en Corée du Sud et s’inspire d’une idée de maquillage minimaliste qui vise à mettre en valeur le visage naturel sans le dénaturer. À la base de cette tendance, il y a certainement une attention particulière portée aux soins de la peau (les soins coréens comprennent 10 étapes, soit 10 applications de crèmes et sérums différents) qui ont pour objectif un visage net et lumineux avant même le maquillage.
Les polémiques autour de cette tendance ne manquent pas. La première porte précisément sur le terme « clean » : cet adjectif, qui signifie « propre » en français, est élitiste et déviant. Il donne l’idée que la peau n’est propre et belle que si elle ne présente aucune impureté ni imperfection. À l’inverse, une peau présentant des éruptions cutanées, mais aussi des dyschromies ou de l’acné, est considérée comme « non-belle » et donc inadaptée, précisément à l’heure où l’on prône la positivité corporelle et cutanée.
La deuxième polémique est d’ordre sociale : généralement, celles qui promeuvent ce type d’esthétique sur les réseaux sociaux sont des filles blanches, souvent blondes, qui ont les moyens financiers de s’offrir de nombreux produits de beauté pour paraître, justement, si « naturelles ». Il s’agit donc d’une esthétique profondément exclusive, qui impose des normes impossibles à atteindre.
Sur les réseaux sociaux, il suffit de faire défiler rapidement le hashtag #cleangirl pour se rendre compte que la diversité fait défaut à tous les égards. En effet, cette tendance exclut les femmes noires, les personnes en surpoids, celles qui ont une peau imparfaite et les femmes handicapées. De plus, le nom indique clairement qu’il s’agit d’une tendance dédiée aux « filles », excluant ainsi les personnes non-binaires. La « clean girl » est une fille qui se montre absolument parfaite. Sans boutons, sans acné, sans pores visibles ni imperfections d’aucune sorte. Bien rose, saine, poupée, pour renforcer l’idée de beauté et de propreté.
Des messages et des valeurs
Le maquillage naturel de la « clean girl » est devenu un véritable style de vie. Dans les tutoriels sociaux de « clean girl », de nombreux produits sont utilisés dans le but d’apparaître fraîche et détendue, comme à la fin d’un cours de yoga ou après une bonne nuit de sommeil de dix heures. Ce n’est pas un hasard si les meilleures représentantes de cette esthétique sont des top-modèles et des influenceuses jeunes et riches comme Bella Hadid et Hailey Bieber. Cette routine beauté faussement minimaliste est critiquée, car elle cache les efforts nécessaires pour répondre à des normes de beauté stéréotypées et occidentales.
Ce n’est pas une nouveauté que TikTok soit désormais le creuset où naissent et se répandent les nouvelles modes en matière de beauté et de style de vie. Ce n’est pas non plus une nouveauté que ces tendances ne soient pas de simples suggestions de style : chaque esthétique véhicule en effet des messages et des valeurs, parfois libérateurs, parfois nettement plus problématiques. La tendance « clean girl aesthetic » propage le racisme, la grossophobie et l’appropriation culturelle.
Sur TikTok et Instagram, les vidéos accompagnées du hashtag « clean girl » collectent des millions de « likes » et de vues. Beaucoup de femmes semblent être complètement amoureuses de cette esthétique (et du style de vie qui l’accompagne) qui se reflète dans les domaines les plus divers, du simple maquillage naturel à la décoration intérieure. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement d’être une « clean girl » ?
La tendance évoque une image spécifique, mais le nom lui-même est en réalité assez vague. C’est la créatrice de contenu Lizah Beauty (@xolizahbeauty) qui a publié le premier tutoriel viral sur le « maquillage propre ». Si elle n’a pas inventé le terme, elle explique dans sa vidéo : « Vous connaissez ces filles qui ont toujours l’air propres ? Leur peau est toujours lumineuse, leurs lèvres sont toujours brillantes et elles ne semblent jamais porter trop de maquillage ? »
Mais les reproches ne se limitent pas au manque de diversité : le fait qu’il existe une « clean girl » implique qu’il existe également une esthétique « dirty », celle de la « fille sale », englobant tout ce qui ne correspond pas à cette tendance, comme un maquillage voyant ou une peau imparfaite. Mais est-ce que le fait d’avoir de l’acné, des cheveux naturels ou simplement des poils sur le corps relève également de la catégorie « sale » ? L’esthétique « clean girl » pénalise celles qui ne correspondent pas à cette idée très spécifique de ce que signifie « propre ».
La vie parfaite de la femme parfaite
La « clean girl » est plus qu’un look. Elle reflète dans une large mesure ce que notre société identifie comme idéal, nous rappelant que la femme parfaite a une vie parfaite et travaille constamment sur elle-même. Prendre soin de soi devient performatif : les mots les plus associés à la tendance #cleangirl sont « self-care » et « self-love ». Le problème survient lorsque le désir d’apparaître prime sur tout le reste. Le self-care authentique et sain n’est pas ce que l’on fait pour apparaître d’une certaine manière sur les réseaux sociaux, mais ce que l’on fait pour se sentir bien, que l’on publie ou non une story sur Instagram. C’est l’intention sous-jacente qui change la signification de la tendance : nous lavons-nous le visage avec ces produits parce que nous voulons une peau saine ou parce que l’influenceuse l’a recommandé ? Est-ce que nous méditons, allons à la salle de sport pour nous sentir bien ou parce que nous voulons ressembler à un mannequin ou porter une tenue spécifique, alors que la société nous enseigne que certains corps sont adaptés à certaines tenues et d’autres non ? C’est là toute la différence : le faire vraiment pour prendre soin de soi ou pour atteindre un idéal de vie souvent irréaliste.
La plupart du temps, tout ce que nous voyons sur les réseaux sociaux est le fruit d’heures d’édition, d’une sélection minutieuse et de filtres. Le mode de vie présenté sur les réseaux sociaux, si différent de la réalité vécue, tient de la fiction. Il est incompatible avec le rythme imposé par la société : qui a le temps et l’énergie de se lever deux heures plus tôt pour faire du yoga, méditer, préparer un petit-déjeuner super sain à base de matcha latte, écrire des phrases motivantes dans son journal en espérant que ses souhaits se réalisent (ce qu’on appelle le « manifesting »), suivre les 10 étapes de sa routine de soins de la peau et aller au travail ?
Ces tendances liées au corps et à la beauté ont un impact considérable sur les jeunes, en particulier sur les femmes, dont le corps est soumis à des normes de beauté rigides et exposé à toutes sortes de pressions esthétiques. Dans certains cas, cela va jusqu’au « beauty burnout » : il s’agit d’une obsession pour l’apparence physique, influencée par des récits et des normes inatteignables, qui génère anxiété, panique et dépression lorsque l’apparence n’est pas « parfaite » et donc jugée non présentable. Les pressions sociales deviennent peu à peu un puissant outil de contrôle social, capable de plier des générations entières et de causer des dommages importants à la santé physique et mentale des personnes. La beauté se transforme en un moyen de créer une hiérarchie sociale, où celles qui respectent les normes sont au sommet, tandis que les autres risquent la marginalisation.

