Philippines
 : Un président ambivalent


Entretien : Richard Graf (woxx), Julie Smit (ASTM)

Ben Ramos, directeur d’une ONG partenaire de l’ASTM, assistait au Tribunal Monsanto à La Haye en octobre et était de passage au Luxembourg.

Lutter pour les droits des paysans
Ben Ramos, avocat de formation, est directeur de l’organisation Peace Development Group (PDG), créée en 1987 avec l’objectif de contribuer au développement des communautés rurales de la province de Negros Occidental. Il s’agit de petits producteurs, de travailleurs agricoles sans terre et de pêcheurs. PDG les appuie dans leur lutte pour la terre, pour le respect de leurs droits humains et pour l’amélioration de leur situation économique via l’augmentation de la productivité agricole avec des méthodes écologiques. PDG est soutenue dans son travail par l’Action Solidarité Tiers Monde (ASTM) depuis 2013.

woxx : En quelle qualité avez-vous assisté au Tribunal Monsanto de La Haye ?


Ben Ramos : J’ai représenté l’agriculture biologique et soutenable, adaptée aux petits producteurs des pays du Sud. En tant qu’avocat, j’étais impliqué au tribunal et moins dans l’assemblée populaire qui s’est tenue en parallèle, qui était plutôt une bourse d’échange d’idées et de pratiques.

Quels sont pour vous les éléments principaux du tribunal ?


On a pu documenter comment Monsanto promeut à travers le monde les OGM et une agriculture basée sur les intrants chimiques. La société a ainsi causé des dommages à l’environnement et à la santé de nombreuses populations. Cinq experts de cinq pays différents sont venus témoigner. Au Sri Lanka, par exemple, des chercheurs ont montré que le glyphosate a causé la mort de 24.800 paysans pour la période entre 1994 et 2010 et a ruiné la santé de 69.000 autres. Il y a eu des montagnes de preuves qui montrent le degré de nocivité du glyphosate et comment il viole le droit des peuples à une nourriture et un environnement sains.

Monsanto est plus dangereux que d’autres sociétés ?


Difficile à dire. C’est en tout cas le premier vendeur de semences et d’OGM à travers le monde. Ce ne sont pas uniquement les dommages directs à la santé qu’il faut lui reprocher, mais aussi la réduction de la biodiversité et le désir de contrôler de plus en plus l’agriculture mondiale et l’approvisionnement en nourriture par les biotechnologies. Monsanto n’est pas un cas unique, mais c’est la première société à être mise devant un tel tribunal.

« Monsanto a causé des dommages à l’environnement et à la santé de nombreuses populations. »

Quelles seront les suites ?

Le principal résultat, ce sont les quantités énormes de preuves rassemblées et documentées. Elles peuvent maintenant servir les victimes à travers le monde pour agir contre Monsanto et rendre responsable la compagnie devant les tribunaux officiels. En plus, le tribunal a démontré la nécessité d’introduire le concept d’écocide comme un crime à réprimer. La prochaine étape sera la formulation, par les juges du panel, d’un rapport qui établira dans quelle mesure Monsanto a effectivement violé les droits humains à travers le monde. Ce rapport devrait être disponible pour le 10 décembre, journée des droits humains.

A-t-on suivi le tribunal chez vous ?


Je n’ai pas eu d’échos directs de réactions du gouvernement. , le réseau dont est membre mon organisation, a monté un forum sur Monsanto et les OGM. Avec d’autres organisations de la société civile, une sorte de jugement a été finalisé et soumis aux responsables locaux de Monsanto, ce qui a eu pas mal de répercussions dans les médias.

Est-ce que Monsanto est particulièrement présent aux Philippines ?


Certainement. La société propage notamment les OGM. Comme d’autres grandes compagnies, elle est présente dans notre pays depuis le temps de la « révolution verte » des années 1960. Elle imposait des variétés de riz à plus haut rendement, mais avec des besoins plus importants en intrants chimiques et des semences spécifiques à acquérir par les producteurs de riz. Les gouvernements des Philippines ont toujours été très ouverts à ce type de développement. 54 produits OGM ont ainsi été autorisés et huit variétés OGM sont cultivées chez nous. C’est en partie dû au fait que l’Administration de l’agriculture reçoit des aides des États-Unis pour soutenir les biotechnologies. Un certain nombre de nos chercheurs y sont favorables aussi. Mais pour tous ceux qui s’engagent pour une nourriture saine et qui appellent à plus de contrôle des ressources génétiques par les agriculteurs eux-mêmes, cette évolution n’est pas la bienvenue. Ceux-là font campagne contre depuis longtemps, parfois en détruisant des champs d’essai OGM, par exemple pour le maïs en 2001 et plus récemment, en 2013, pour le riz.

Quelle est la position du nouveau président sur les OGM ?


Il n’en a pas encore parlé officiellement. Or, il a nommé comme ministre de l’Agriculture un grand propriétaire terrien, qui a fait de la promotion pour de larges plantations basées sur une agriculture industrielle. Comme d’un autre côté il a nommé un leader des petits paysans comme chef du Département pour la réforme agraire, il est difficile d’y voir clair. Il y a des régions entières, comme l’île de Negros où je vis, qui ont légalement banni les OGM. Il s’agit donc de faire du lobbying auprès de Duterte pour les interdire aussi au niveau national.

Comment jugez-vous Duterte, qui chez nous apparaît surtout comme celui qui promeut des assassinats extrajudiciaires ?


En fait, il y a deux fractions dans le gouvernement Duterte. Celle qui le soutient pour prendre des mesures fortes contre la drogue, en justifiant même les assassinats, alors que l’autre les voit d’un mauvais œil tout en se taisant. Certains membres du parlement ont fait état de leur inquiétude et ont lancé une enquête sur les assassinats extrajudiciaires. Les organisations des droits humains, comme Karapatan, au sein de laquelle je milite, les ont ouvertement condamnés. Nous n’aimons pas le trafic de drogue, mais nous pensons qu’il faut l’endiguer sans le faire au prix de nombreuses vies humaines. Sinon, le remède risque d’être plus dur que la maladie elle-même. Les éléments progressistes du gouvernement Duterte ne peuvent pas ouvertement l’attaquer, mais les organisations de la société civile, dont ils sont issus, le font.

Comment caractériser les éléments clés de la politique de Duterte ?


Il y a d’abord la reprise des négociations de paix avec les organisations de libération de gauche dont la lutte armée dure depuis des dizaines d’années. Pour les groupes islamistes du Sud, Duterte a annoncé vouloir reprendre le dialogue également. Deux sessions de pourparlers ont eu lieu à Oslo. Celle en cours nous intéresse particulièrement, car elle englobe des réformes socio-économiques à mettre en place. Cela pourrait mener à un certain progrès social, qui correspond aussi aux aspirations de Duterte. Puis il y a les dossiers pour lesquels Duterte a nommé des responsables issus directement de la société civile : la réforme agraire, le Département de l’environnement et des ressources naturelles, le travail, le bien-être et développement social et la Commission nationale contre la pauvreté. Ces nominations montrent le sérieux de sa volonté de faire des progrès au profit du peuple.

« Duterte a nommé des responsables issus directement de la société civile. »

Le nouveau secrétaire d’État pour la Réforme agraire, Rafael Mariano, ancien leader du mouvement paysan, a déclaré un moratoire de deux ans sur toutes les terres agricoles avant qu’elles ne puissent être utilisées à d’autres fins. Son département a commencé à distribuer les terres de l’Hacienda Luisita, un énorme territoire appartenant à la famille de l’ex-président Aquino, représentant emblématique des grands propriétaires terriens. En matière de droit du travail, un projet de loi sur l’interdiction de la « contractualisation » a été introduit. Celle-ci permet aux employeurs d’émettre des contrats à courte durée répétitifs aux ouvriers, empêchant ainsi des emplois sûrs. Le gouvernement se préoccupe maintenant aussi du sort des nombreux ressortissants philippins qui travaillent à l’étranger. Il s’agit d’encadrer leur retour en cas de perte d’emploi ou en cas de crise comme récemment en Libye. La différence se voit aussi avec la façon dont on réagit en cas de catastrophes naturelles. Les secours et la réhabilitation sont organisés de façon instantanée et très peu bureaucratique. Dans les précédents gouvernements, en cas de catastrophe, la corruption jouait un rôle important – cela a changé. Par exemple, après le récent typhon, on n’a même pas dû faire appel à l’aide internationale pour venir en aide aux populations. En 2013, après le typhon Haiyan, des sommes énormes de l’étranger ont été mises à disposition, mais très peu d’aide arrivait chez les populations concernées.

Comment Duterte a-t-il pu se défaire si rapidement de la corruption dans ces cas ?


Évidemment, cela ne tient pas à lui tout seul. Il a nommé un progressiste comme directeur du Département du bien-être social et du développement. Par la suite, celui-ci a recruté des gens très sérieux au niveau national, mais aussi dans les entités locales. Les structures sont bien en place maintenant, mais il faut encore garantir leur pérennisation dans le système par des lois à faire voter. Cela demandera du temps. Mais pour l’instant Duterte soutient ouvertement ce processus dans beaucoup de domaines.

N’y a-t-il pas une ambivalence entre un Duterte en faveur des réformes agraires et celui qui ouvre le pays aux sociétés internationales qui augmentent la pression sur les terres agraires ?


Il est ambivalent, je suis d’accord. On pourrait même dire que ses politiques sont contradictoires. Il n’est pas économiste, et parfois il ignore les conditions à remplir pour mettre en place une certaine politique. Il était procureur public et puis maire de la ville de Davao avant de devenir président. Son cabinet mélange les progressistes aux néolibéraux. Ce qui importe pour la société civile, c’est l’ouverture, pour qu’on puisse œuvrer en faveur des populations. On doit s’y mettre, tout en luttant contre des politiques qui vont à l’encontre de ces intérêts. On espère que Duterte évoluera et saura faire les bons choix à l’avenir.

Y a-t-il des éléments qui pourraient faire changer Duterte de cap ?


Il écoute ses conseillers, qui viennent d’horizons très différents. D’après ce que j’ai vu, il est très dévoué pour vraiment aider le peuple, mais son manque de d’expérience le rend influençable. Il a aussi des détracteurs : certains militaires sont contre lui. Les sociétés minières soutiennent ouvertement les membres de l’opposition. La conférence des évêques catholiques a publié une déclaration exprimant l’inquiétude de l’Église concernant les assassinats extrajudiciaires. Mais elle ne s’est pas prononcée sur les autres aspects de la politique de Duterte. Par contre, il ne se laisse guère influencer par l’opinion internationale, comme sa réaction l’a montré quand l’Europe et les États-Unis l’ont critiqué en ce qui concerne la lutte contre le trafic de drogue.

Sa façon d’attaquer les journalistes n’est-elle pas un signe qu’il accepte difficilement la critique ?


Concernant son commentaire sur un journaliste dont la mort serait due à sa mauvaise façon de faire son travail, il s’est expliqué : la corruption est partout aux Philippines et il y a aussi des journalistes corrompus. Sa façon de dire ouvertement les choses a pu faire comprendre qu’il s’opposait aux journalistes en général. En réalité, il est très ouvert avec les journalistes, mêmes avec ceux qui le critiquent. Il n’est pas aussi dur qu’il en a l’air. Il s’est excusé auprès de la communauté juive après la comparaison qu’il a faite entre lui et Hitler. Il sympathise avec la société civile – du moins jusqu’à présent. Et je ne pense pas qu’il va changer à cet égard.

www.monsanto-tribunal.org
L’interview a été menée en langue anglaise. Une version complète sera publiée sur astm.lu

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