Cela a tout d’une consécration, si elle était encore nécessaire. La prestigieuse collection Poésie de l’éditeur Gallimard vient de publier une belle anthologie de l’œuvre d’Anise Koltz intitulée « Somnambule du jour ». Rencontre avec une grande dame de la poésie.
« Mon principe, c’est de dire un maximum de choses avec un minimum de mots. » Nous voilà prévenus : avec Anise Koltz, pas de flots de paroles, pas de digressions, mais une concentration de phrases qui n’a pas peur de s’arrêter et de laisser place au silence. N’a-t-elle d’ailleurs pas écrit : « J’empile paroles et jours / dans ma tête » ? Assise dans son vaste salon lumineux du nord de Luxembourg-ville, elle se livre à mots comptés. Des mots qui n’en ont que plus de poids.
« J’ai commencé à écrire dès l’âge de sept ans, dès que j’ai appris les lettres. Mais ça rendait ma mère malheureuse : elle ne voulait pas que j’écrive, au point de se fâcher, de pleurer même. Elle ne voulait pas d’une enfant artiste, d’un milieu de ‘saltimbanques’ ; elle aurait préféré que j’embrasse une carrière ‘sérieuse’ de médecin ou de professeure. » Et pourtant, la mère est une figure tutélaire de l’œuvre d’Anise Koltz. Pas un recueil où elle n’apparaisse. Pas pour une revanche, une justification d’avoir choisi l’écriture, non. Ni comme un exorcisme d’ailleurs. Plutôt comme une constatation de ce qui a nourri les vers de la poétesse, avec parfois une pointe de violence sourde qui règle ses comptes à l’enfance : « Il ne faut pas chercher / le père dans le père / ni la mère / dans la mère // Ils m’ont inventée / en me sculptant / à coups de hache ».
La constance des thèmes, au-delà de l’enfance et des parents, s’étend chez la poétesse à bien d’autres domaines. Le volume paru chez Gallimard est à ce titre extrêmement précieux, puisqu’il rassemble des poèmes publiés depuis 1966. Au fil des pages, on y découvre de nombreuses connexions qui s’établissent par-delà les années. Ainsi écrit-elle en 1966 de la lune que « sa viande a la saveur / du poisson de mer », pour en 2011 la « [croquer] / au petit matin ». Malgré un format particulièrement stable pendant toutes ces décennies (vers courts, poèmes de moins d’une page, omniprésence d’un « je » poétique qui se permet les métaphores les plus osées…), le lecteur ne se heurte à aucun moment à un sentiment de déjà-vu. Quel est donc le secret pour parvenir à ce résultat ? « Il n’y a pas de secret. Je suis très attachée à la nature, au soleil, à la lune, aux étoiles, et je les transcris dans mes poèmes. »
Malgré le foisonnement intellectuel que l’on devine à la lecture de ses livres, tout paraît si simple avec Anise Koltz… De l’écriture, elle dit qu’« elle s’est tout simplement imposée » à elle, justement. Peut-être plus volubile sur les blessures de l’enfance, elle revient à la genèse de sa vocation : « Peut-être ressentais-je déjà une énorme solitude, car ma mère m’a dit une fois : ‘Toi, tu n’es pas de ma matière.’ Je l’avais perçu depuis ma naissance. J’étais l’enfant du milieu, et je ne ressemblais ni à mes parents, ni à mon frère, ni à ma sœur, physiquement comme intellectuellement. J’ai toujours pensé que j’étais une enfant trouvée, que je devais être très sage pour ne pas être mise à la porte. Je me suis donc probablement repliée sur moi-même. Les premières choses que j’ai écrites, des petites nouvelles, tournaient d’ailleurs autour d’histoires d’enfants volés par des Gitans. »
Blessures sublimées à la hache des mots trouvés
Une autre figure tutélaire qui traverse l’œuvre d’Anise Koltz est celle de son mari René. C’est à la mort prématurée de celui-ci, en 1971, à la suite de mauvais traitements qui lui avaient été infligés par les nazis, qu’elle abandonne l’allemand comme langue d’écriture pour se consacrer exclusivement au français. « Je me pose sur ta tombe comme un rapace / dépliant mes ailes noircies / je t’apporte ma proie / comme une pitance ». Oui, cette femme de 87 ans à la voix et aux manières si douces sait aussi se déchaîner dans ses vers, même lorsqu’ils sont teintés d’amour. « Sans la poésie, je n’aborderais pas les thèmes qui sont présents dans mes livres. Tout ça mettrait les gens mal à l’aise, et on me prendrait pour une zinzin. »
En tout cas, le monde de la poésie francophone la prend parfaitement au sérieux depuis déjà des décennies. Du grand-duché, mais aussi de France ou de Belgique, elle reçoit des livres de jeunes ou de moins jeunes poètes friands de conseils ou tout simplement désireux de connaître son opinion. « Je prends le temps de les lire tous, et je réponds à tous ceux dont l’écriture me plaît. » Bien entendu, elle se tient aussi au courant des dernières parutions. Son dernier coup de cœur ? « Je viens de recevoir l’anthologie d’Abdellatif Laâbi, ‘L’arbre à poèmes’, sortie en même temps que la mienne chez Gallimard. Elle m’a bouleversée. »
Auteure prolifique, lectrice insatiable, Anise Koltz résume en un seul mot ce que la poésie lui a apporté, comme une évidence : « Tout. » Au fond, pour elle, il s’agit d’un exutoire où elle se forge un double qui se permet tous les excès, toutes les libertés de dire ou de dénoncer ce que sa timidité ou sa retenue lui interdisent de formuler de vive voix. D’ailleurs, « longtemps les lectures publiques ont été une souffrance : pour ma première lecture, je n’ai pas dormi trois semaines avant et trois semaines après ». Plus d’un demi-siècle de poésie a maintenant minimisé ce trac irrépressible, et c’est en habituée qu’elle a participé, le 13 janvier dernier, à la soirée de solidarité avec le poète palestinien Ashraf Fayad, condamné à mort en Arabie saoudite. « Je suis sortie très triste de cette lecture. Espérons que ce jeune homme vivra. »
Si son engagement humanitaire, un temps très présent, est maintenant moins concret en raison de son âge et s’exprime plutôt dans ses vers, elle continue d’écrire quotidiennement : « Des notes, parfois un poème par jour, mais c’est plus rare. Je ne me fixe aucun objectif : je suis un être assez indiscipliné. J’écris souvent pendant la nuit : je me couche très tard, j’ai besoin de ce calme qui règne alors pour pouvoir trouver l’inspiration. » Gallimard, dont la collection Poésie d’ailleurs fête son cinquantenaire cette année, ne lui avait pas donné de cahier des charges pour « Somnambule du jour » ; elle pouvait y inclure les poèmes de son choix sans limitation de nombre de pages. « Mais il y a toujours des choses qu’on aime moins. Une fois les poèmes écrits, j’essaye de m’en détacher. À eux de se frayer leur chemin ! »
Elle a donc sélectionné les extraits à faire figurer dans l’anthologie avec sa fille cadette, sans véritable principe directeur, mais tout simplement à l’émotion. Et quelle émotion ! On y voyage ainsi dans son univers intérieur, on l’a vu, mais on y visite aussi Venise, où elle est « annoncée / dans les palais déserts », on y milite même : « Née au siècle de la bombe atomique / je vis avec elle / je la porte en moi / comme un huitième sacrement ». Tels « des pèlerins / qui se déchaussent / devant les paroles », les poèmes d’Anise Koltz portent en eux, grâce à leur simplicité lunaire, tout le pouvoir de suggestion qu’ont les mots lorsqu’ils viennent du cœur. Et puisque « Tout poème est à double sens / celui qui lit – est lu lui-même / par le poème », c’est plein de calme, mais aussi de fougue qu’on repose cette anthologie remarquable, prêt à affronter les vicissitudes et les aléas de la vie, guidé par une vieille dame qui ose être indigne dans ses écrits tout en restant humble et terriblement sympathique. Chapeau.
« Somnambule du jour », éditions Gallimard, collection Poésie, 2016.
Mon langage
installé de longue date
comme le port d’Alexandrie
est marqué de commerce
il sent la contrebande
Extrait de « S’adonner au silence », 1983.
Chaque matin
après lui avoir brossé les ailes
Je range mon ange gardien
dans le placard