Politique culturelle : En attendant le rideau

Les nouvelles mesures gouvernementales censées faire baisser les statistiques de la Covid-19 frappent à nouveau le secteur culturel. Le woxx a fait le tour de la table.

Un des spectacles qu’on pourra découvrir quand – on l’espère – le confinement culturel appartiendra au passé : « Zwäi » de la compagnie suisse E1nz, le 22 décembre au théâtre d’Esch. (©Escher Theater)

Prie, travaille et consomme ! C’est cela le nouveau credo anti-Corona du gouvernement qui laisse ouvert les lieux de cultes et les commerces tout en fermant les temples de la culture. Alors que les images du rush du Black Friday et du shopping pré-Noël envahissent les réseaux sociaux et provoquent l’indignation auprès du public des théâtres, cinémas et salles de concert, désormais privé de son plaisir, force est de constater que ce lockdown culturel ne passe pas comme dans du beurre. La Theaterfederatioun, tout comme les écoles de danse ont envoyé des communiqués de presse contestant la cohérence des mesures à leur égard, et même dans la majorité gouvernementale il semble que pas tout le monde n’ait embrassé cette décision de plein cœur.

Comme Josée Lorsché, la cheffe de fraction des député-e-s vert-e-s qui lors de son intervention au parlement la semaine dernière a ouvertement douté de la pertinence de cette fermeture. Y aurait-il des dissensions au sein des bleu-rouge-verts à la Chambre ? Interrogée par le woxx, Lorsché explique : « Non, dans le sens où la majorité est consciente que tout ne peut pas être cohérent dans ces mesures. C’est d’ailleurs ce que la ministre de la Santé, Paulette Lenert, nous a expliqué dans la commission parlementaire. C’est un choix politique qui n’est pas basé sur des faits scientifiques. Fermer l’Horesca, le sport, la culture et réduire encore le nombre de personnes dans le domaine privé c’est donc tourner quelques vis. Il faut aussi regarder en face le fait que cinquante pour cent des infections ne peuvent être retracées en ce moment, donc fermer des lieux où les gens se rencontrent et restent ensemble n’est pas dénué de sens. » Lorsché ne se voit donc pas en rebelle contre la coalition, mais dans son rôle : « Une parlementaire de la majorité peut très bien questionner des décisions prises, et je ne suis pas la première à le faire. C’est après tout mon job en tant qu’une des soixante représentant-e-s à la Chambre. Nuancer est un droit », estime-t-elle. Pourtant, la députée a du mal à encaisser la décision de laisser ouverts les lieux de culte. Pour elle, l’exercice de la religion est bien un droit fondamental, mais la culture l’est aussi.

Quant à son espoir que les rideaux vont à nouveau pouvoir se lever dès le 15 décembre, Lorsché admet que son influence est limitée : « C’est au conseil de gouvernement de prendre ces décisions, je ne suis pas directement impliquée. On va y regarder les tendances et constater si les mesures ont été efficaces ou pas. Certes, la commission parlementaire de la santé aura son mot à dire sur le sujet, mais ce n’est pas elle qui décide et prend la responsabilité de ce qui a été décidé. »

« Une parlementaire de la majorité peut très bien questionner des décisions prises. » 
Josée Lorsché

Mais une chose est claire, la députée est du côté des gens du théâtre : « C’est le seul secteur qui s’est tenu aux règles et qui a fait d’énormes efforts pour pouvoir continuer de travailler. Et je ne le dis pas uniquement en tant que politicienne, mais j’y suis allée souvent ces derniers mois. Et quand maintenant on voit les centres commerciaux pleins à craquer, je comprends la frustration du secteur. »

Un secteur en effet mis à mal non seulement par cette dernière mesure, mais qui souffrait déjà bien avant cet annus horribilis qu’est devenu 2020. Pour Peggy Wurth, la présidente de l’Aspro – l’association qui réunit les métiers de la scène – il en va du futur même du secteur : « Jusqu’ici personne n’a encore quitté son métier. Mais je dois vous dire que je ne connais personne qui n’y ait pas pensé ces derniers mois », déclare-t-elle au woxx. Pour les travailleuses et travailleurs derrière les coulisses et sur les scènes, cette année aura été d’une précarité extrême, plus encore qu’avant.

« Ce sont tous les métiers qui sont affectés par la crise. Psychologiquement ne pas savoir quand une première aura lieu et si elle aura lieu est difficile à supporter. Au cours des répétitions tout le monde doit redoubler d’attention et éviter les contacts à l’extérieur – une contamination suffit pour compromettre tout un projet », raconte Wurth. Quant aux mesures gouvernementales prises – 20 jours d’indemnités payés de plus, comme au cours du premier confinement et valable en novembre et décembre – Wurth nuance leur apport : « Ce ne sont que des indemnités, qui ne pourront pas remplacer les gages qu’on aurait eus pendant une saison normale. Et puis les gens disent toujours ‘Mais vous recevez le salaire minimum, soyez contents !’ – mais ce n’est vrai qu’à moitié, nous recevons un salaire minimum payé par jour et non pour un mois complet. Ce n’est donc pas assez pour vivre. À long terme la situation risque de devenir intenable. »

« À long terme la situation risque de devenir intenable. » 
Peggy Wurth

À côté des augmentations des indemnités, le secteur culturel profite lui-aussi de son programme « Neistart ». Cinq millions supplémentaires sont dédiés à différents programmes : des indemnités pour « surcoûts financiers résultant de la captation audiovisuelle en direct d’une manifestation due à la fermeture des portes au public de l’institution », des résidences pour collectifs d’artistes, des programmes pour l’accueil d’artistes et auteurs en résidence pour les établissements culturels conventionnés et des moyens pour les musées régionaux et les sites culturels à vocation touristique. Si les deux dernières mesures avaient aussi bien pu être sponsorisées par le ministère du Tourisme, force est de constater que la somme de cinq millions d’euros est bien mince si on la compare aux efforts que le gouvernement déploie pour venir en aide à d’autres secteurs.

À l’instar de toutes les autres salles, celle du Kinneksbond, qui a aussi accueilli la clientèle des petits théâtres ces derniers mois, reste vide suite à la décision gouvernementale. (©Paulo Lobo)

La question des cinq millions d’euros est aussi celle où les opinions divergent le plus. Si Josée Lorsché concède que ce n’est pas beaucoup face au 800 millions investis dans le chômage partiel, elle plaide pour une vision plus globale : « Le secteur culturel et les gens qui y travaillent profitent aussi des autres mesures gouvernementales, comme le gel des loyers par exemple. La priorité doit être la lutte contre le chômage et cela concerne tous les secteurs. » Et d’exiger aussi plus de transparence par rapport à la distribution des subventions : « L’argent doit arriver là où il est nécessaire », estime-t-elle. Ce dont doute fortement Peggy Wurth : « Les artistes et celles et ceux qui travaillent en coulisses se trouvent toujours à la fin de la chaîne alimentaire. Cet argent est pour les producteurs, les établissements culturels et les théâtres. Donc des institutions qui ont leur personnel, qu’ils doivent payer aussi. Les subventions passent donc par des administrations, et ce qui reste est laissé aux artistes », constate-t-elle.

« Pour moi c’est beaucoup d’argent. » 
Jo Kox

Une affirmation que récuse pourtant le premier conseiller au ministère de la Culture, Jo Kox : « Pour moi c’est beaucoup d’argent. Certes proportionnellement ce sont des cacahuètes par rapport à d’autres budgets, mais je n’aime pas cette comparaison. Nous avons pu conventionner massivement des associations ces derniers mois et nous avons aussi décidé de ne pas réclamer de l’argent pour des productions qui n’ont pas pu voir le jour. Les associations d’artistes sont donc libres d’investir où elles veulent. Je tiens à remarquer que nos mesures ont fait que jusqu’ici dans le milieu artistique il n’y a eu ni chômage technique, ni licenciement », insiste-t-il. Pour Kox le problème est ailleurs : « Il y a des mélanges dans le milieu qui font que presque chaque personne est à la tête de sa propre compagnie. Nous avons des cas d’employeurs employés par eux-mêmes. Qui profitent donc des subventions et conventions avec les associations, comme de leur statut. Ce business model est questionnable. Un des symptômes de ce fourre-tout est le fait que l’Aspro fait partie de la Theaterfederatioun. Or ces derniers représentent le patronat du théâtre et l’Aspro le salariat ». C’est donc un peu comme si la CSL intégrait Chambre de Commerce, ou l’UEL.

Pour Kox, l’avenir du théâtre au Luxembourg n’est donc clairement pas en danger : « Les programmes sont pleins et dès que cette crise est passée, la scène reprendra son cours ». Pour le conseiller, le secteur le plus en danger, c’est clairement la musique : « Mais pas tout le monde, car la scène musicale est atypique. Nous avons 80 pour cent des personnes qui de toute façon exercent un autre métier pour subvenir à leurs moyens. Mais les 20 pour cent qui restent sont dans la misère. Tout comme les salles de concert comme la Rockhal. Le business model autour duquel elle fonctionne mise sur les ventes de tickets, de boissons et de merchandising pour pouvoir investir dans la programmation, car la dotation étatique ne suffit pas. Difficile donc d’entrevoir un retour à la normale. »

Pourtant, la crise est aussi, pour certains du moins, une occasion pour se ressaisir et mieux envisager le futur. C’est le cas de Jérôme Konen, le directeur du Mamer Kinneksbond, et un des fers de lance pour les collaborations nouvelles qui se sont mises en place dès le début de la pandémie. Pour lui, par rapport au premier confinement trois choses ont changé : « Celui-ci nous l’avons vu venir, et puis nous savons qu’il va finir et quand, deux grands avantages donc par rapport à mars et avril. De plus, notre capacité d’improvisation a beaucoup évolué. »

« Le Luxembourg était devenu ces derniers mois une sorte d’oasis culturel. » 
Jérôme Konen

(Wikimedia Mohatoutou)

S’il considère le confinement des scènes comme pas « fair-play » et qu’il se dit déçu, il ne veut pas d’une « guerre culturelle entre le commerce et le théâtre ». « Le Luxembourg était devenu ces derniers mois une sorte d’oasis culturel, vu que nous étions le seul pays où la culture était encore ouverte », estime-t-il, « Dans ce cadre-là nous avons vu venir un nouveau confinement. » Un confinement qui doit aussi être vu comme une chance : « Depuis le premier lockdown, nous avons eu le temps de mener des autoréflexions sur beaucoup de thèmes qui nous échappaient avant. Comme la production plus durable et l’écoresponsabilité. La crise a aussi eu un effet bénéfique : par la force des choses les productions montrées étaient toutes nationales – et de bonne qualité. Cela a mené à une certaine revalorisation et surtout à un amoindrissement de l’éternel complexe artistique luxembourgeois. »

Au-delà de cette prise de conscience, Konen voit aussi un « changement de paradigme » dans la nouvelle collaboration entre les différentes institutions, comme par exemple l’ouverture du Kinneksbond ou du théâtre de la ville de Luxembourg à des productions de salles plus petites comme le Centaure ou le Kasemattentheater. Là où en temps « normaux » une certaine concurrence prenait (trop) souvent le dessus face à la solidarité entre artistes, de nouveaux modes de travail sont apparus qui peuvent changer la donne. « Et puis nous avons aussi pu produire un théâtre plus proche de l’actualité – justement parce que planifier des saisons sur deux ans à l’avance est devenu impossible », croit Konen, « pour moi, cette nouvelle flexibilité et cet esprit coopératif doivent rester, et la scène ne doit pas replonger dans le même mode de fonctionnement qu’avant la crise. Je crois que la scène nationale du théâtre pourra sortir grandie de cette épreuve. »


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