Politique européenne : Broken Social Scene

L’événement phare en matière économique de la Commission européenne, le Brussels Economic Forum (BEF), s’est tenu cette semaine. Et a donné l’impression que la Commission a enfin compris pourquoi tant de gens la méprisent.

Stefanie Stantcheva de l’université Harvard plaidant pour une meilleure écoute à travers des sondages interactifs – comme panacée contre les populismes. (Photo : BEF2019)

Est-ce parce qu’elle est sortante et a donc les mains libres maintenant que la Commission européenne s’est montrée tellement préoccupée du social et de la lutte contre les inégalités, lors du BEF 2019 qui s’est déroulé ce mardi au Flagey (l’ancienne Maison de la radio belge) à Bruxelles ? Plusieurs centaines de personnes venant de toute l’Europe avaient été conviées à l’événement : journalistes, eurocrates, syndicalistes et représentant-e-s du privé. Avec la présence de plusieurs speakers de haute qualité, le BEF se veut un indicateur de l’évolution de la politique économique européenne, mais aussi un lieu de débats.

Mais c’est par une prise de conscience que la matinée a débuté dès huit heures. Les élections européennes récentes sont passées par là, et même si la montée des populismes a été un peu moins grave que prévu, la prise de conscience du fait que ces forces pourraient détruire la construction européenne et faire revenir en arrière sur des décennies d’intégration est plus que présente. C’est pourquoi le premier débat ne portait pas sur les chances et les opportunités à venir, mais s’intitulait : « Understanding the Economic Roots of the Populist Backlash ». Les intervenant-e-s étaient Sarah Durieux (directrice exécutive pour la France de Change.org), Máriam Martínez-Bascuñan du journal « El País » et l’universitaire Manuel Muñiz. Si la discussion a essentiellement porté sur la situation en Espagne et en France (surtout sur les Gilets jaunes), les conclusions ont été universelles : l’inégalité entre les citoyen-ne-s européen-ne-s n’est pas qu’une impression, mais une réalité, et si on veut empêcher les populistes de droite de prendre de l’ampleur, il faut travailler à rétablir un équilibre entre riches et pauvres, et cela de façon visible.

Autres facteurs d’inquiétude – et qui pourraient mener vers encore plus d’inégalité : la numérisation et la robotisation. Pour en parler, la Commission avait invité Christopher Pissarides, lauréat du prix d’économie de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel en 2010 pour ses travaux sur l’évolution du chômage et la balance de l’emploi. La conférence, dédiée à la mémoire de Tommaso Padoa-Schioppa (ex-directeur général à la Commission des Communautés européennes, ancien ministre des Finances italien et ex-président du comité directeur du FMI, décédé en 2010), portait sur « The Future of Work in Europe ». La thèse de base de Pissarides est que la numérisation va créer des inégalités en tuant de l’emploi revenant jusqu’ici aux classes moyennes, des jobs bien payés (en tout cas en Europe de l’Ouest) dans l’industrie par exemple.

Ne pas laisser la numérisation aux marchés

Pour l’économiste, il est clair qu’avec ces disparitions, il y aura forcément plus d’emplois mal payés d’un côté et très bien payés de l’autre. Le trou du milieu ne se remplira qu’en faisant transiter ces emplois vers des secteurs où la robotique et la numérisation ne pourront pas remplacer le facteur humain : la santé et l’événementiel, voire la restauration et tout ce qui concerne les services à la personne. On voit tout de même mal un ouvrier de chez Renault se recaser dans une maison de retraite. Et pourtant, pour Pissarides, une perte de 10 à 15 pour cent des emplois dans les usines et autres manufactures sera inévitable, mais pas un drame selon lui.

La transition peut réussir à condition qu’elle soit organisée de façon intelligente et courageuse : « Jusqu’ici, les gouvernements ont trop focalisé leur attention sur la croissance et le PIB, au lieu de se concentrer sur la qualité de vie et du travail », a-t-il soutenu. Les conditions seraient d’organiser des formations continues sans trop forcer les gens et d’arroser de subsides les firmes – et il parle des grandes boîtes en priorité – qui organisent de telles formations. Puis de garantir la sécurité sociale de celles et de ceux qui choisissent la transition et surtout de veiller à ce que ces personnes soient vues de façon positive dans l’opinion. Pissarides pense qu’ainsi une meilleure société plus riche en moyens et en temps libre sera possible et conclut : « La robotique et l’intelligence artificielle peuvent nous apporter un avenir meilleur, à condition de ne pas le laisser uniquement aux marchés. » On a déjà entendu plus néolibéral de la part de la Commission européenne.

La même chose vaut pour le Ted Talk proposé par Stefanie Stantcheva, professeure d’économie à l’université Harvard. De son propre aveu pas très rompue à l’exercice, Stantcheva s’est concentrée sur une seule revendication : les décideuses et décideurs devraient avoir une meilleure écoute des populations – afin de mieux capter ce que pensent les gens, mais aussi pour établir les différences entre réalité et perception. Elle a illustré ses propos par différents résultats de sondages : par exemple, si on demande aux Occidentaux (Européen-ne-s et Américain-e-s) de donner le nombre d’immigré-e-s dans leur pays, toutes et tous le surévaluent. Pour la mobilité sociale, l’Europe et les États-Unis sont fondamentalement opposés. Alors qu’en Amérique les chances de prendre l’ascenseur social sont minces, l’optimisme prévaut – en Europe, c’est tout à fait le contraire. Pour Stantcheva, une meilleure écoute à travers des sondages interactifs et permanents pourra mener à une meilleure compréhension ainsi qu’à une meilleure adaptation politique – contribuant ainsi à tacler les populistes, pour ne pas leur laisser influencer la population avec des solutions simplistes.

(© BEF2019)

Refaire du mot « réforme » 
un vocable positif

Le reste de la journée a été consacré aux tables rondes entre politiques, scientifiques, représentant-e-s du secteur privé, syndicalistes et militant-e-s d’ONG. Ici aussi l’accent a été mis sur le social, voire sur la rupture du contrat social en Europe. Par exemple, Pierre Moscovici, l’encore commissaire aux Affaires économiques et financières, a admis que si la crise était derrière nous, « beaucoup de personnes, surtout les plus vulnérables, en ressentent encore les effets ». Si le commissaire n’est pas allé jusqu’à mettre en question les politiques d’austérité qui ont mené aux inégalités croissantes et à la montée des populismes, il a toutefois souhaité une amélioration : « Quand j’étais jeune et idéaliste, le mot réforme avait pour moi la valeur d’une promesse et d’une amélioration. Aujourd’hui, ce même mot est devenu synonyme de punition et de détérioration. Il faudra faire en sorte que ça change. » Venant d’un représentant d’une Commission européenne qui tout de même force des pays entiers à privatiser leurs services publics, qui négocie en douce des traités économiques et qui est coresponsable de la faillite grecque, c’est du moins culotté.

Bref, celles et ceux qui prétendent que la Commission européenne est une instance dogmatiquement néolibérale se trompent. Le BEF a bien démontré qu’elle peut être à l’écoute des critiques qui lui sont faites et de propositions alternatives. Bien plus encore : elle a saisi les liens entre la montée des populismes et les modalités de son modèle économique basé sur la croissance sans trop se soucier des conséquences. Et elle sait que des changements sont inévitables – mais aussi que leur mise en œuvre dépendra de la Commission qui est en train de se constituer derrière des portes closes au public. Nous verrons donc en quoi les idées, pas toutes bêtes, du BEF inspireront les politicien-ne-s qui prendront bientôt les rênes du moloch bruxellois.


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