Prix Batty-Weber : Trois questions à Pierre Joris

Le woxx a déjà consacré plusieurs articles à Pierre Joris. Il était donc tout naturel que notre hebdomadaire s’entretienne avec lui pour célébrer le prix national de littérature qui lui a été attribué. Langues, confinement, poésie, nomadisme et Celan : retour informel sur une carrière bien remplie.

Quelques livres parmi la soixantaine que Pierre Joris compte dans sa bibliographie.

woxx : Même si tu as quitté le Luxembourg pour d’autres horizons rapidement en raison de l’étroitesse de son milieu littéraire de l’époque, tu y as toujours maintenu des attaches. Elles se sont souvent concrétisées par des projets artistiques. Comment perçois-tu ce prix Batty-Weber au regard de ta relation spéciale à ton pays natal ?

Pierre Joris : Comme je ne m’y attendais pas (c’est le premier prix luxo que je reçois en 50 ans de travail littéraire), ç’a été une très belle et inattendue surprise, et j’en suis évidemment ravi. Moi qui ai toujours critiqué les prix littéraires (mes ex-étudiant-e-s en creative writing pourraient t’en raconter quelque chose…), car je me méfie plus qu’un peu des prix du « meilleur poème » ou du « meilleur livre de l’année », je dois t’avouer que par contre, un prix pour le travail de toute une vie sur nombre de fronts littéraires me paraît une récompense plus qu’acceptable. Et si je regarde ceux et celle qui l’ont obtenu avant moi, je suis fier d’être en leur compagnie. Quelle tablée !

Il est vrai aussi que malgré mon absence, le petit pays m’a plutôt bien traité : j’y ai publié bon nombre de livres, je suis souvent venu faire des lectures dans d’excellents endroits comme le CNL à Mersch, la Kulturfabrik à Esch ou le festival du Printemps des poètes à Luxembourg, et avec Nicole Peyrafitte on a pu faire de belles actions-performances (plus livre et expo) à la galerie Simoncini (d’ailleurs, on remettra ça en février 2021 !).

Ironie du sort : me voici loué comme citoyen du monde, poète nomade et théoricien du nomadisme au moment même où, citoyens de cette terra nostra déjà si assiégée par les méfaits causés en grande partie par l’extrême sédentarisation de cette espèce mammifère qu’il va falloir renommer Homo stupidus stupidus, nous sommes tous cloués sur place (entre « loué » et « cloué », il n’y a qu’une petite lettre qui s’est fait la malle…), assignés à résidence sédentaire, tous forcés à un maw’qif – la station fixe des sufis –, à la mini-oasis de nos deux ou trois-pièces par ce virus. Et donc, je me trouve incapable pour le moment de venir remercier le pays pour ce prix… On verra à l’automne.

Par contre, depuis mon shelter-at-home diasporique de Brooklyn, je peux peut-être expliquer l’importance de mes origines luxembourgeoises pour le travail que je fais – car c’est bien le côté polyglotte du pays, mon lëtzeburgesch que je ne sais toujours pas écrire, avec l’allemand, le français, puis l’anglais, l’espagnol et l’arabe qui, quand j’ai décidé d’être travailleur manuel ès langues, m’ont forcé à réfléchir aux relations langues-monde-vérité. Celles-ci sont si visibles depuis chez nous, où nous savons (après un minimum de réflexion) que la relation entre ces trois côtés n’est pas euclidienne, mais toujours riemannienne : la « vérité » de quelque chose, ou simplement la façon qu’un mot a, ou prétend avoir, de coller à l’objet ou au fait dans le monde qu’il essaie de décrire n’est pas absolue, unique, mais toujours relative. C’est la réalisation de cette relativité des mots et des choses qui m’a guidé dans mes travaux de poète et de traducteur. Pour moi donc, une langue, c’est toujours déjà une traduction. Il n’y a donc pas de texte « original », « vrai », etc. – même si cette croyance fait aussi encore partie de l’idéologie luxo traditionnelle.

Avec la visibilité que confère ce prix et la période de confinement actuel, beaucoup voudront dans les prochains jours découvrir ou redécouvrir ton travail. Quelles ressources accessibles en ligne leur conseillerais-tu ?

Un bon endroit où commencer, c’est sur mon site (qui comme toujours est ici ou là en reconstruction), qui donne pas mal de liens vers livres et textes disponibles en ligne, ainsi que sur mon blog. Un livre de « jeunesse » est aussi disponible en ligne.

Sur PennSound, il y a une très large collection de mes lectures, interviews, discussions, etc., et dans Jacket2, sous le titre Marginalalia: On Pierre Joris Justifying, plusieurs essais, textes, traductions et poèmes. On pourra commencer par l’introduction de Peter Cockelbergh. De nombreux autres entretiens sont disponibles, notamment avec Alexis Almeida pour Asymptote, avec Mark Thwaite pour Ready Steady Books, ou avec Doug Valentine à propos de Paul Celan.

En ebook, on peut notamment trouver le volume 4 de Millennium (anthologie de la littérature du Maghreb), mais on peut aussi acheter en ligne au Luxembourg mes livres aux éditions Phi. Aux éditions Simoncini, une fois le confinement passé, on pourra se procurer Le livre des cormorans.

Photo : Joseph Mastantuono, sur pierrejoris.com

Une de tes activités principales depuis toujours est la traduction, avec une prédilection pour Paul Celan, qui t’accompagne depuis ton adolescence. Cette année est celle du centenaire de la naissance et du cinquantenaire de la mort du poète. Comment se présente l’année Celan pour toi… sous réserve de fin de la crise du coronavirus ?

Fin 2019, j’ai remis les deux traductions qui clôturent mon travail sur Celan à mes éditeurs. D’abord Microliths (Posthumous Prose) à Contra Mundum Press (qui dans les deux dernières années a publié deux autres de mes livres : mes Conversations dans les Pyrénées – titre tant soit peu clin d’œil celanien – avec le poète syrien Adonis en 2018, et A City Full of Voices: Essays on the Work of Robert Kelly, un assemblage de 600 pages d’essais de divers auteurs sur l’œuvre du grand poète américain Robert Kelly en 2019  – que soient remerciés Rainer Hanshe, l’éditeur, et Alessandro Segalini, le typographe et designer, pour leur incroyable boulot. Ce livre sort officiellement le 2 octobre. Et puis Memory Rose into Threshold Speech: The Collected Earlier Poetry (qui rassemble les quatre premiers recueils de Celan, de Mohn und Gedächtnis à Die Niemandsrose) sort chez Farrar, Straus & Giroux (FSG), éditeur qui avait déjà publié Breathturn into Timestead, The Collected Later Poetry en 2014. Que Jonathan Galassi, grand éditeur de FSG et lui-même grand traducteur vers l’anglais de la poésie italienne (voir son Montale et son Leopardi), soit remercié d’avoir insisté pour que je me mette à ces early volumes, que je n’avais aucunement l’intention de traduire il y a quatre ans. Ce recueil paraîtra début novembre, à temps pour l’anniversaire de Celan le 23 novembre. 53 ans après mes premières traductions, ces deux-là parachèvent mon travail sur Celan.

Évidemment, le coronavirus (j’ai vu ma traduction du poème de Celan qui a pour titre « Corona » resurgir sur le net souvent ces dernières semaines…) a chamboulé nombre de projets de célébrations publiques. Juste avant ce désastre (mot qu’il faut repenser avec Maurice Blanchot et son livre L’écriture du désastre), j’étais heureusement en vadrouille littéraire pour quelques semaines : une conférence au Kentucky avec des interventions autour du livre sur Robert Kelly, suivie d’un voyage à Abu Dhabi, où dans le cadre du Hay Festival nous avons célébré le 90e anniversaire d’Adonis, puis, après 48 heures à New York pour le vernissage d’une expo des peintures de Nicole Peyrafitte à la galerie Zürcher dans le cadre de l’Armory Show, je suis parti à Houston où la Rice University avait organisé un premier grand colloque pour le centenaire de Celan – dont je suis revenu le dimanche 8 mars, jour où l’expo de Nicole s’est terminée. Depuis, nous sommes en self-isolation chez nous à Bay Ridge, Brooklyn.

On a dû annuler un voyage en Europe en mai et juin, mais j’espère qu’à l’automne, les choses reprendront un cours plus normal : j’ai coorganisé une grande conférence de deux jours sur Celan au Bard College (parce que c’est justement là où en tant qu’étudiant j’avais commencé à sérieusement traduire Celan en 1968, pour mon travail de licence), qui aura lieu les 2 et 3 octobre, et puis il y aura une soirée à New York au Deutsches Haus de la New York University le 16 novembre pour présenter les deux livres, sous la forme d’un entretien avec l’ami Paul Auster (grand lecteur de Celan : dans le cadre de ta 2e question, j’ai suggéré un lien vers l’entretien qu’on avait fait à la sortie du premier recueil chez FSG) ainsi que d’une lecture. La semaine d’après, une lecture de mes traductions de Celan à la Johns Hopkins University… et ainsi de suite. Mais on va voir comment les choses s’organisent dans l’après-Covid.

Je suis très content de pouvoir me détourner de Celan maintenant, car j’ai d’autres projets en route (même si pas « sur la route »). Pour l’instant, je travaille sur un « PJ Reader » (que j’aurais dû remettre à l’éditeur il y a 2 ans… mais Celan 2 est intervenu) – un livre montage qui juxtaposera, mélangera les trois aires de mon travail : poésie, essais et traductions. « A grand collage », comme aurait dit Robert Duncan – forme qui me paraît plus intéressante qu’une autre « anthologie de poèmes » ou même des « collected poems ». Et puis il y a deux volumes d’essais en manuscrits qui attendent… et des poèmes à écrire, et une action domopoétique avec Nicole (un travail à partir de nos visites, lectures, réflexions, etc., sur l’art préhistorique des grottes), qui va nous ramener au Luxembourg, à la galerie Simoncini, en février 2021.

Et le haïku du petit matin qui m’est venu en regardant par la fenêtre en réfléchissant juste là sur la façon de finir cet entretien avec le woxx :

two sparrows on a near branch —
the time it takes to write it down
: they’re gone.


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