Protéger le climat c’est bien, mais de quelle manière ? L’initiative européenne présentée mercredi introduit un nouveau mécanisme de marché, vivement critiqué sur ses aspects sociaux et environnementaux.
« Ceci peut tracer la voie pour faire de l’Europe le premier espace économique respectueux du climat. » C’est en ces termes qu’est célébrée l’annonce du programme « Fit for 55 » par… le parti vert allemand. Le communiqué élogieux de « Bündnis 90/Die Grünen » est assez proche de ce qu’en dit la Commission européenne elle-même, dans le cadre de la présentation de son paquet mercredi dernier : « [L’Union doit] réduire ses émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici à 2030 (…) pour que l’Europe soit le premier continent à parvenir à la neutralité climatique d’ici à 2050 et faire du Pacte vert pour l’Europe une réalité. »
L’UE met le paquet
Un paquet de mesures sur lequel la Commission, menée par la politicienne CDU Ursula von der Leyen, et le plus important parti vert d’Europe sont en parfait accord peut-il être autre chose qu’un bon accord ? Oui, car la complaisance de « Die Grünen » s’explique plus par des calculs électoraux en vue des législatives de septembre que par le contenu du paquet. En effet, d’autres voix au sein du camp progressiste se montrent nettement plus critiques. Avec ses douze initiatives législatives, portant sur l’industrie aussi bien que sur les taxes énergétiques, « Fit for 55 » est surtout un enchevêtrement de mesures longtemps attendues, d’ambitions insuffisantes et d’innovations hasardeuses (voir online-woxx pour un tour d’horizon).
L’initiative de la Commission répond en premier lieu à la nécessité de concrétiser le nouvel objectif européen de réduction des émissions de CO2, annoncé en septembre 2020. En effet, en 2015, dans le contexte de l’accord climatique de Paris, l’UE s’était engagée à réduire ses émissions de 40 % jusqu’en 2030 (par rapport à 1990). Un objectif critiqué dès le début comme insuffisant, et qu’elle a finalement majoré, impressionné par les rapports scientifiques successifs sur l’accélération du changement climatique. « Fit for 55 » est donc le programme destiné à se donner les moyens pour atteindre une réduction de 55 % en 2030 (voir encart).
La mesure la plus innovante du paquet est aussi la plus controversée, et pourrait même faire capoter l’ensemble du programme : appliquer un système de quotas d’émissions aux secteurs du chauffage et du transport. Par le passé, les efforts de réduction étaient partagés entre le secteur des entreprises énergivores et le reste des émissions. La première partie, concernant environ 40 % des gaz à effet de serre, est encadrée par le système d’échange de quotas (Emissions Trading System, ETS) – un marché sur lequel les entreprises doivent acquérir des « droits de polluer ». L’autre partie était du ressort des pays membres, avec une répartition des efforts tenant compte de la capacité économique. Ainsi, pour atteindre l’objectif de 40 % fixé en 2015, le Luxembourg devait réduire ses émissions « hors ETS » de 40 % (par rapport à 2005, les objectifs nationaux étant calculés de manière différente de celui de l’Union). La Pologne de son côté s’était vu attribuer l’objectif de 7 %, modeste dans l’absolu, mais considérable au vu de sa dépendance au charbon.
Le marché, plus efficace ?
Plutôt que de relever ces objectifs nationaux de manière proportionnelle pour atteindre les 55 % à l’échelle de l’Union, la Commission a désigné le mécanisme de l’ETS comme instrument principal de réduction d’une grande partie des émissions jusqu’ici « hors ETS ». Ce système de quotas sera distinct de celui s’adressant aux entreprises énergivores. Il sera appliqué aux « fournisseurs de carburants » mais affectera les ménages et les automobilistes, en plus des entreprises actives dans le chauffage ou le transport. Le fonctionnement de ce système n’est pas très clair, mais ce marché de quotas doit fonctionner à l’échelle européenne. Selon la Commission, c’est ce qui favorisera « les solutions les plus efficaces en termes de coût ».
Ce n’est pas pour autant que les émissions du chauffage et du transport seront enlevées du partage des efforts de réduction entre les pays – contrairement aux émissions couvertes par l’ETS pour entreprises. Par contre, la Commission n’a pas augmenté les objectifs nationaux de manière proportionnelle, mais en ajoutant environ 10 % à chaque objectif. Ainsi, le Luxembourg ne passe pas à 55 %, mais à 50, tandis que la Pologne se retrouve à 17 %. Dans les documents fournis par la Commission, le maintien des deux instruments et le mode de calcul des nouveaux objectifs nationaux ne sont pas expliqués de manière satisfaisante, sinon qu’ils renvoient encore à la notion de « coût-efficacité ». Il n’est donc pas surprenant que la Pologne et d’autres pays « lésés » par cette innovation se retrouvent au premier rang des critiques du programme « Fit for 55 ».
L’opposition venant d’Europe de l’Est est évidemment liée aux réticences de certains pays fortement dépendants du charbon envers toute réduction supplémentaire des émissions de CO2. Pourtant, la posture, fréquente au sein de l’Europe de l’Ouest bien-pensante, de considérer l’autre moitié du continent comme intellectuellement et moralement inférieure, passe à côté des réalités sociales et politiques. Comme la plupart des évolutions problématiques dans les anciens pays communistes, la résistance aux politiques climatiques est liée à l’échec du rattrapage économique espéré. À défaut de programmes de développement européens à la hauteur de l’enjeu, et avec une UE favorisant les mécanismes de marché et la concurrence entre pays, la plupart de ces pays ont développé des structures économiques sur base de dumping social et environnemental.
Inégalités continentales
La critique polonaise de l’élargissement de l’ETS ne porte cependant pas en premier lieu sur l’impact économique, mais sur les effets sociaux, particulièrement sensibles dans un contexte de crise économique. Pour bien la comprendre, il faut considérer la manière dont on a distribué entre les pays les efforts de réduction de CO2 : essentiellement sur base du PIB par habitant-e. Cela était juste dans la mesure où les pays prospères sont capables d’efforts plus soutenus, mais cela pose problème en ce que l’Europe de l’Est finira par être à la traîne en matière de transition énergétique. Une manière d’y remédier serait d’augmenter les objectifs de réduction à l’Est tout en renforçant de manière conséquente les transferts de fonds Ouest-Est afin de financer les investissements et les programmes de compensation liés à la transition.
La Commission, fidèle à son orientation économique libérale, a choisi une autre voie : celle d’un mécanisme de marché. En théorie, c’est la solution la plus efficace, mais en pratique, des stratégies d’évitement et des effets pervers font que ce type de marché est difficile à gérer, même pour un système s’adressant aux entreprises comme l’ETS existant. Le nouvel ETS pour les transports et le chauffage mettra en concurrence des usages individuels d’énergie, et ce à travers un continent sur lequel on a laissé se développer d’énormes inégalités sociales. Il est conçu pour remplacer un système de répartition des efforts de réduction clément envers les pays moins développés par un mécanisme de marché continental.
Les Rouges, les Verts et les Gilets jaunes
Le résultat risque d’être une transition brutale dans les régions pauvres, notamment à l’Est, affectant négativement la qualité de vie et les perspectives de ces populations. Les pays prospères, de leur côté, accapareront les permis d’émission nécessaires pour minimiser les frictions sociales de la transition. La Pologne et d’autres pays ont donc raison d’attirer l’attention sur l’impact social de ce nouveau mécanisme de marché.
Bien entendu, la Commission assure que des mesures de compensation sociale sont prévues. Le social-démocrate Frans Timmermans, commissaire chargé du Green Deal, répète à qui veut l’entendre la nécessité d’une « transition juste ». Et pourtant, tout juste 25 % des recettes attendues de la « mise aux enchères » des nouveaux permis d’émission devraient être affectées à des mesures de compensation sociale, passant de surcroît par les gouvernements des pays membres. Au mieux, cette facette du nouvel ETS contribuera à atténuer les problèmes sociaux… qu’on n’aurait pas eus sans ce système. Au pire, elle échouera, et cela déclenchera un mouvement de Gilets jaunes européens, avec des conséquences politiques incalculables pour l’avenir de l’UE.
Fait étonnant, la mise en garde contre un tel mouvement n’émane pas de la gauche « rouge », mais du député européen Pascal Canfin, anciennement vert et actuellement élu sur la liste de « La République en marche », le mouvement fondé par Emmanuel Macron. Lors d’une conférence organisée par le journal en ligne Euractiv, le député avait rappelé que le mouvement des Gilets jaunes était une réaction à l’introduction d’une taxe carbone perçue comme socialement injuste – et qualifié le projet de la Commission de « politiquement et climatiquement suicidaire ».
La critique de Canfin ne sera probablement guère reprise au sein de son groupe parlementaire centriste et libéral, mais mettra la pression sur le groupe vert. On pourrait ainsi assister à un front commun des forces écologistes et de gauche pour s’opposer au paquet Fit for 55. En effet, la Confédération européenne des syndicats a repris la mise en garde de Canfin en insistant sur le fait que les personnes socialement défavorisées auraient du mal à adapter leur consommation énergétique et se retrouveraient à payer la note de la crise climatique.
Le nouvel ETS contre le climat
Pour accuser la Commission de complaisance envers les intérêts économiques, les arguments ne manqueront pas aux critiques. En effet, les très controversés « permis de polluer » gratuits, attribués à de nombreuses entreprises dans le cadre de l’ETS existant, seront maintenus jusqu’en 2036, alors que dans le nouvel ETS, aucune exemption de ce type n’est prévue. Plus généralement, le récent rapport de la Cour des comptes européenne confirme l’impression que la charge des coûts environnementaux est répartie de manière injuste. Analysant l’application du principe pollueur-payeur, la cour constate que ce sont les citoyen-ne-s, à travers les instances publiques, qui paient souvent à la place des entreprises ayant causé les pollutions.
Les critiques plus préoccupé-e-s par l’aspect environnemental mettront l’accent sur d’autres aspects du nouvel ETS. Ainsi, la Commission prévoit une introduction du mécanisme en 2026 seulement – si, comme elle l’insinue, les autres mécanismes sont trop peu efficaces, on se demande comment elle veut atteindre les 55 % annoncés. Il y a beaucoup d’incertitudes par rapport au fonctionnement d’un tel système, qui pourrait conduire à des prix fortement volatils et nécessiter une approche permissive – et donc inefficace en termes d’effort climatique. Surtout, la mise en avant de l’ETS pourrait être utilisée afin de reléguer au second plan d’autres mesures dans les secteurs du chauffage et du transport. Certes, Fit for 55 souligne aussi l’importance de la fiscalité énergétique et des normes, allant jusqu’à annoncer la fin de la vente de voitures à combustion… pour 2035. Mais l’offensive de l’industrie automobile, qui salue l’ETS mais met en garde contre « trop de régulation », montre à quelles discussions la Commission a ainsi ouvert la porte.
Enfin, le recours au marché plutôt qu’à des mécanismes de redistribution négociés politiquement est un signal dangereux par rapport à la prochaine conférence climatique. En novembre, la COP26 devra finaliser l’application de l’accord de Paris, et les pays du Sud global ont de grandes attentes en matière de « justice climatique ». Si les pays du Nord cèdent à la tentation de proposer de substituer des mécanismes de marché à des mécanismes de solidarité internationale, ils risquent un blocage fatal des négociations. En ce sens, un rejet massif du Fit for 55 dans sa forme actuelle à l’échelle européenne aurait peut-être un effet salutaire à l’échelle mondiale.
Les 55 % dans leur contexte
(lm) – Après 2015, la Commission européenne a longtemps hésité avant de revoir à la hausse son objectif de réduction des gaz à effet de serre. Elle a d’abord annoncé un objectif de « zéro net » pour 2050, un geste symboliquement important, mais trop lointain dans le temps. En 2020, les institutions européennes se sont finalement mises d’accord sur une réduction de 55 % de CO2 en 2030 par rapport à 1990, alors que le Parlement européen aurait voulu aller plus loin, mais que certains pays membres souhaitaient augmenter l’objectif le moins possible. Rappelons que parler de pourcentages de CO2 est quelque peu simplificateur ; en général, cela désigne l’ensemble des gaz à effet de serre, additionnés en fonction de leur équivalence au CO2. On devrait dire « équivalent de CO2 », mais comme le mode de calcul de cette équivalence est techniquement complexe et n’est pas le seul possible, cela ne serait pas plus exact. Le programme Fit for 55 doit servir à atteindre le nouvel objectif, et pour cela répartir les efforts entre les secteurs économiques et les pays membres. Des ONG comme Greenpeace ou Climate Action Network réclament d’ailleurs un programme « Fit for 1,5 » à sa place : en effet, pour maintenir la montée de température globale en dessous de 1,5 degré, la contribution de l’Union européenne devrait plutôt être de 65 % de réduction.