Le « Projeto Morrinho » dans une favela de Rio de Janeiro mêle jeu, street art et politique. Visite dans cette aire de jeux qui se veut une « révolution artistique ».
« À partir d’ici, plus de photos s’il vous plaît. » Raniere Dias, la quarantaine, chauve, de taille moyenne, un peu rondelet, accélère un peu. Quelques mètres plus loin, un groupe de jeunes est assis sur les escaliers. L’un d’entre eux tient un talkie-walkie entre les mains. Un autre, lunettes de soleil, casquette à l’américaine et marcel, a une petite valise en cuir contenant un ordinateur portable Apple sur ses genoux. Deux autres sont en train de peser du cannabis et d’en remplir de petits sachets. Ils sont de bonne humeur, chuchotent entre eux, rigolent. Des cannettes de bière traînent à leurs pieds.
Il est onze heures du matin, nous sommes à Rio de Janeiro, dans la favela du Pereirão, 2.500 habitant-e-s, coincée entre le quartier bohème de Santa Teresa et celui, bourgeois, de Laranjeiras. Il fait déjà 32 degrés à l’ombre.
Raniere salue le groupe de dealers que nous venons de croiser, comme il salue tout le monde dans le quartier. Il est né ici et y a passé toute sa vie. Il y vit toujours avec sa grand-mère, 82 ans. « Il ne faut pas avoir peur des dealers », explique-t-il. « Aujourd’hui, les guerres de gangs, tout ça, c’est fini ici. » Les gangs n’utilisent plus d’armes de guerre pour se disputer ce territoire, détaille-t-il. « Maintenant, tout ce qu’ils veulent c’est faire leur business. Ils ont peut-être encore de petits pistolets, mais plus de mitrailleuses », dit-il d’un air on ne peut plus normal.
Pereirão, ou Pereira da Silva, est une des près de 968 favelas à Rio de Janeiro. Les bidonvilles si emblématiques des villes brésiliennes, construits dans les pentes des collines la plupart du temps, abritent près d’un tiers de la population de Rio. Souvent difficilement accessibles et insalubres, les favelas sont généralement le terrain de jeu de gangs spécialisés dans le trafic de stupéfiants. Réputées dangereuses, elles sont régulièrement le théâtre d’affrontements entre gangs ennemis ou avec les forces de l’ordre.
« Aujourd’hui, les guerres de gangs, tout ça, c’est fini ici. »
C’est sous le PT (Partido dos Trabalhadores, Parti des travailleurs) et la présidence de Lula que les premières favelas sont « pacifiées » en 2008. Dans le but affiché d’en finir avec la mainmise des gangs sur les quartiers, des unités de police spécialisées ont pris possession de ces quartiers, en ont chassé les dealers – souvent non sans bain de sang –, pour ensuite s’y installer durablement. Ainsi, des unités de police pacificatrice (UPP) ont, entre 2008 et 2016, ouvert des commissariats de proximité dans bon nombre de ces quartiers. Accompagnée de mesures sociales visant à garantir un minimum vivable aux familles les plus pauvres, mais aussi à l’installation de certaines infrastructures dans les favelas – eau courante et électricité avant tout –, la politique de pacification devait permettre à l’État de reconquérir ces territoires.
Et dans certains de ces quartiers, l’objectif a été atteint. D’autres ont depuis été reconquis par les gangs, surtout depuis que le gouvernement, lui, a été repris par la droite, puis l’extrême droite, et que le budget des UPP a été réduit de façon dramatique.
À Pereirão, la police a pris possession du quartier, mais n’y a pas installé de commissariat. « Ils sont entrés dans la favela », se souvient Raniere. « Ça tirait de tous les côtés. Les dealers ne voulaient pas leur laisser le territoire sans combat, alors ils ont répliqué à l’arme lourde. Finalement, les flics ont pris le dessus. Ils ont buté trois des chefs du gang, puis sont repartis. »
Nous arrivons à un petit portail. « Morrinho. Une révolution artistique » est écrit sur un panneau, en français. « Bienvenue au Morrinho Project », sourit Raniere, non sans fierté.
Sur la colline à gauche du petit chemin, des centaines, des milliers de briques, ces briques rouges si typiques avec lesquelles sont construites la plupart des habitations dans les favelas. Une mer de briques, coloriées en jaune, en vert, en bleu ou en rouge, installées dans la pente, comme une favela en miniature. Elles ont de petites fenêtres, des portes, des citernes d’eau sur le toit. De petites figurines peuplent la mini-favela.
Au milieu monte un chemin étroit. « Rua Marielle Franco », indique un panneau que l’on peut apercevoir un peu partout dans Rio. Il a été créé en hommage à la femme politique de gauche radicale et militante LGBTQ+ assassinée en mars 2018 par des tireurs inconnus. Son assassinat a été, pour beaucoup ici, un signe avant-coureur de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite sous Jair Bolsonaro. « Quem mandou matar Marielle ? », « Qui a donné l’ordre de tuer Marielle ? », demande un autre panneau sur le chemin.
« Quand tous les gangsters d’une bande sont morts, le gang adverse va prendre le contrôle du territoire. »
Raniere salue un autre homme en t-shirt jaune comme lui. « Lui, c’est le boss. C’est lui qui a créé le jeu », explique-t-il. Le boss, c’est Cirlan Souza de Oliveira. Avec sa chaîne et sa barbe parfaitement taillée, il a des allures de rappeur. Et en effet, c’est lui le fondateur du projet Morrinho. Ou plutôt du jeu à l’origine du projet.
En 1997, Cirlan a 14 ans. Il s’installe à Pereirão avec ses parents. C’est à l’époque où les guerres entre gangs y font rage. Plutôt que de s’engager dans la spirale de la violence, Cirlan se réfugie dans le jeu. Fasciné par l’architecture et la vie du quartier, il commence à voler des briques et de la peinture à son père maçon et à recréer ce qu’il voit autour de lui. Il ne restera pas seul très longtemps. D’autres jeunes, dont Raniere, se joignent à lui. Avec des briques et des figurines faites de briques de Lego, ils commencent à créer un quartier en miniature.
« Avec les copains, nous volions des briques dans les baraques en construction dans le quartier. On ne se faisait pas que des amis », rigole Raniere. « On rejouait les guerres de gangs qui avaient lieu dans le quartier en même temps. »
Il prend un bonhomme en plastique armé d’une mitrailleuse surdimensionnée et imite des tirs. « Notre jeu avait, et a toujours, des règles bien précises. Les figures se font face, et quand elles sont à découvert, elles se font tirer dessus. Quand un personnage est touché deux fois, il est mort. Quand tous les gangsters d’une bande sont morts, le gang adverse va prendre le contrôle du territoire. » Les yeux de Raniere brillent quand il explique les règles du jeu de Morrinho.
Mais les jeunes autour de Cirlan ne jouent pas qu’à la guerre. Ils reproduisent la vie du quartier, avec ses échauffourées entre criminels et ses descentes de flics bien sûr, mais aussi ses soirées funk, ses flirts entre jeunes et ses matchs de foot improvisés. « Les gens ont toujours cette image négative des favelas », dit Raniere. « Et il y a la violence, la drogue, la saleté et tout ça. Mais cela ne représente qu’une infime partie de la vie dans ces quartiers. Une favela, c’est un quartier comme un autre, avec ses hauts et ses bas. »
Et avec ses processus de gentrification, aussi. Encouragés par la politique de pacification engagée sous la présidence de Lula, qui a trouvé son apogée avant la Coupe du monde de football masculin de 2014, et attirés par l’image périlleuse de ces quartiers, des jeunes issu-e-s de milieux plus aisés ont commencé à investir les favelas pacifiées. Certains y ont ouvert de petits commerces, des auberges de jeunesse ou des logements qu’ils louent sur AirBnb. Le « favela chic », mode inspirée du style vestimentaire des habitants des bidonvilles, a conquis les boutiques de créateurs et créatrices, et la plupart des guides touristiques proposent des excursions aux allures de safari urbain dans ces quartiers.
Cet intérêt pour les favelas, parfois empreint de voyeurisme, c’était un peu la chance de Raniere, Cirlan et des autres. En 2001, le documentariste Fábio Gavião découvre Morrinho lors du tournage d’un reportage sur la favela Pereira da Silva. Il commence à s’intéresser aux huit jeunes qui forment alors le noyau dur du jeu et à leur installation toujours grandissante. Il en fait un projet documentaire, et réalise, en collaboration avec des jeunes, des courts métrages basés sur leur jeu de rôle. Ensemble, ils créent une association destinée à améliorer la vie dans le quartier. En 2008 sort un long métrage sur le projet, intitulé « Morrinho: God Knows Everything but Is no Snitch ».
« Si on m’avait dit que notre petit jeu entre enfants allait nous mener à Barcelone, à Paris ou Venise, jamais je ne l’aurais cru. »
Mais déjà avant ça, il contribue à populariser le projet Morrinho et les jeunes qui sont à son origine. En 2004, les joueurs deviennent artistes lorsqu’ils sont conviés à l’Urban World Forum de Barcelone. Lors d’une émission télé assez connue au Brésil, de l’argent est collecté afin de permettre à un des jeunes de se payer le voyage. « Personne d’entre nous n’était jamais sorti de Rio », se souvient Raniere. « Alors il fallait choisir qui allait pouvoir y aller… » Mais à la fin de l’émission, il y a tellement de dons que tous les fondateurs de Morrinho peuvent se payer le voyage. « C’était indescriptible », dit Raniere. « À Pereirão, on aurait cru que le Brésil venait de gagner la Coupe du monde. Il y avait des feux d’artifice, le quartier était en ébullition. »
Les joueurs devenus artistes vont à Barcelone. « Je travaillais dans un kiosque à l’époque. Je n’ai pas hésité une seconde, j’ai tout de suite démissionné pour pouvoir y aller. »
Après Barcelone, ils sont invités à Paris, puis à la Biennale de Venise de 2007. Ils y font envoyer un conteneur avec plusieurs milliers de briques du Brésil afin d’y reconstruire un petit Morrinho. Le conteneur est confisqué par les douanes italiennes et fouillé pendant plusieurs jours à la recherche de stupéfiants. Finalement, il sera libéré à temps pour l’expo. « Si on m’avait dit que notre petit jeu entre enfants allait nous mener à Barcelone, à Paris ou Venise, jamais je ne l’aurais cru », dit Raniere Dias. « Nous avons eu beaucoup de chance. »
Et de cette chance, ils essayent de faire profiter tout le quartier. Le « projet » attire les touristes et autres visiteurs et visiteuses, qui en profitent pour faire un tour dans le quartier, prendre un repas et boire une bière dans une des échoppes de Pereirão, faire deux ou trois courses dans l’épicerie du coin. Ou acheter quelques grammes d’herbe auprès des dealers postés à quelques pas de Morrinho, avant d’aller faire la fête dans un des bars des quartiers avoisinants.