Série : Que reste-t-il de nos amours ? (7/16) : Une certaine fierté

Psychiatre et psychanalyste, André Michels s’est installé avenue de la Liberté en 1979. Il n’y habite plus, mais y a gardé son cabinet. Son balcon est un excellent poste d’observation.

Photos : Paulo Jorge Lobo

Auparavant, je n’avais jamais imaginé que je m’installerais ici, mais une fois ici, j’y ai trouvé énormément d’avantages et, en particulier, la proximité de la gare. C’était pratique pour moi ainsi que pour mes patient-e-s.

Au début, j’ai été frappé par le tissu humain, moins mixte qu’aujourd’hui. Des familles y habitaient depuis longtemps, certaines depuis un siècle. Des gens qui étaient beaucoup plus âgés que moi me racontaient leur vie dans ce quartier, parlaient de la guerre, de leurs enfants. Ils se définissaient comme des « Garer ». Il y avait une certaine fierté.

Le quartier se distinguait par une dynamique qui lui était propre. Il y avait des magasins de très bon niveau, non seulement d’alimentation, comme l’emblématique Économat – un supermarché bien meilleur que d’autres, dont la disparition a été presque dramatique – plusieurs librairies, des papeteries, et aussi des magasins d’habillement de très bonne qualité. De ce point de vue-là, le lieu a beaucoup changé. Pour les enseignes, c’était important d’avoir une boutique au centre-ville et une autre à la gare et souvent les commerçant-e-s disaient que c’était dans la boutique de la gare où ils faisaient le plus de chiffre d’affaires.

La notabilité de la ville

Dans mon bâtiment, il y avait plusieurs médecins – alors qu’aujourd’hui nous ne sommes plus que deux. Cet édifice m’a souvent évoqué des romans du 19e siècle, de Zola par exemple. On connaissait tout ce qui se passait dans la maison, jusqu’aux moindres détails. Il y avait un lien entre les habitant-e-s de l’immeuble. Désormais la sociologie de la maison a changé, à l’instar de celle du quartier.

En même temps que le pays est devenu plus riche, le quartier de la gare s’est dégradé, surtout à certains endroits. Je pense, par exemple, aux rues qui étaient traditionnellement liées à la prostitution. Au cours des années 1980, on a décidé de fermer des cabarets, à cause de la notabilité de la ville, parce que l’on supportait mal que des journaux étrangers disent qu’il y avait autant de cabarets au Luxembourg. Mais après la fermeture des locaux, les prostituées se sont retrouvées dans la rue. Donc, alors que dans les cabarets avant il y avait un minimum de contrôle, médical aussi, il n’y en a plus eu du tout. En fait, on n’a rien obtenu.

Et progressivement, le quartier de la gare est devenu aussi le quartier de la drogue. Beaucoup de dealers se promènent le soir après le travail. La police est au courant, intervient très régulièrement, on filme, mais je crois que cela n’a aucun effet. Le marché doit être très porteur pour que ça marche aussi bien. Est-ce la faute du pouvoir politique ? Quelles sont les causes profondes de tout cela ? Bien entendu, les politicien-ne-s sont toujours en cause, mais il s’avère aussi qu’ils-elles sont assez impuissant-e-s. Or, la question du développement de la vie des villes est toujours une question politique. Au quartier de la gare, on ne peut pas dire qu’on est en insécurité, mais plutôt choqué, car entre 17h et 19h, à la sortie des bureaux, on voit plein de gens bien habillés et ensuite on retrouve le contraire : des gens mal habillés, qui appartiennent à un autre type de société.

Et il y a aussi les clochard-e-s, dont beaucoup de gens inadaptés, voire des malades mentaux. Quand je prends le train, le matin très tôt, je croise des personnes autour de la gare qui ont passé la nuit dehors, souvent parce qu’elles n’ont pas de toit. Même s’il existe des abris, cela ne veut pas dire qu’elles aient envie d’y aller. D’ailleurs, ils ne sont pas toujours ouverts.

Quand je me suis installé dans le quartier, il y avait beaucoup moins de mendiant-e-s. On les connaissait, ils étaient une poignée, généralement des autochtones ; ce n’est que plus tard qu’ont débarqué des mendiant-e-s que je dirais professionnel-le-s. En fin de journée, il y en a qui vont faire les courses au supermarché. Une fois, j’ai demandé des nouvelles de l’un d’eux et on m’a dit : « Il est en vacances avec sa famille. »

Compter sur les forces vives

De mon lieu de travail, je vois que des gens s’arrêtent et parlent avec les mendiant-e-s, surtout des femmes, dont, par exemple, la concierge d’un bâtiment d’en face qui leur apporte à manger. Il y a donc une solidarité, mais ceci ne marche pas, car leurs besoins ne correspondent pas à ceux des bourgeois-e-s. C’est là que se pose la question de la tolérance. Jusqu’où une population est-elle tolérée ?

Les contrastes que l’on trouve dans ce quartier n’existent pas dans d’autres. C’est le prix de l’immobilier qui va déterminer son avenir. Nous en avons des exemples à Paris et à New York. C’est vrai que la tradition vit parce qu’elle se transforme, mais ce n’est pas au capital de décider. Il faut compter sur les forces vives.

Un problème à résoudre, et là je sollicite les politicien-ne-s, ce sont les transports en commun. Il faut décongestionner le trafic. Les voitures circulent jour et nuit. À part le tram, il faut aussi des pistes cyclables. Du point de vue de la mobilité, la ville de Luxembourg est en retard par rapport à d’autres moins riches. Cela dit, ce quartier me convient, avec tous ses défauts. Il faudrait récupérer la mémoire de son importance historique et industrielle, dont ses habitant-e-s devraient être fiers et fières.

Trois questions à 
André Michels

Des regrets ?
Il manque actuellement une véritable vie de quartier, des endroits de verdure.

Votre endroit préféré ?
Un endroit où je peux aller manger après une journée de travail.

Un vœu pour le quartier 
de la gare ?
Qu’il retrouve une dynamique de convivialité.


Le quartier de la gare raconté par ses habitant-e-s

Diversité ? Danger ? Gentrification ? Pluralité ? Tout au long de l’été (et bien au-delà), Paca Rimbau Hernández propose de parcourir l’histoire et la vie du quartier de la gare, à travers les témoignages de personnes qui l’habitent, le bâtissent et parfois le subissent. Déjà en 1999 et en 2000, notre auteure avait tiré le portrait de ce quartier fascinant avec sa série « Que reste-t-il de nos amours ? » (à retrouver dans les archives du woxx) – presque vingt ans plus tard, sa nouvelle série témoigne des mutations urbaines et sociales qui façonnent ce lieu de passage des êtres humains et de leurs histoires. Photos de Paulo Jorge Lobo.


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