Raconter la Première Guerre mondiale à travers images et chansons, à quoi ça sert ? Retour sur le spectacle Tardi-Grange du 15 juillet et une table ronde sur le même sujet.
« Le piquet d’exécution, sur deux rangs, était composé de quatre sergents, quatre caporaux et quatre soldats, dont les armes avaient été chargées avant l’arrivée du soldat condamné. C’était dans le règlement. » Jacques Tardi lit d’une voix sèche le récit d’un poilu « fusillé pour l’exemple ». « François Paulet ne s’occupait plus du sinistre cérémonial qui se déroulait autour de lui. Il ne pensait qu’à Rose… » Sur le fond de la scène est projeté le dessin d’un homme attaché à un poteau, la bouche ouverte. « Il pensait à Rose et à leur enfant qui allait naître. (…) Il espérait que ce bébé serait une fille pour ne pas porter les armes ou, si c’était un gars, qu’il soit mort-né. »
La lumière s’estompe sur le côté droit de la scène, où est assis le dessinateur. Dans la cour intérieure de Neimënster, malgré le froid inhabituel pour un 15 juillet, le spectacle « Putain de guerre ! » se poursuit. La contrebasse et l’accordéon jouent une introduction lente, avec des accords dans les graves. Lentement, les projecteurs révèlent le centre de la scène avec les musiciens d’Accordzéâm et la chanteuse Dominique Grange. Le piano énonce un accompagnement d’accords plaintifs, la voix intervient : « Laisse-moi passer, sentinelle ! Écarte-toi ! Depuis des jours suis sans nouvelle d’un soldat… » C’est la chanson de Rose, montée au front à la recherche de son homme. Elle apprend que son François avait « au carnage opposé la grève » et qu’il sera fusillé. Et Rose de conclure : « Moi je dirai à notre enfant / qui verra le jour au printemps / qu’il peut être fier de son père / Putain de guerre ! »
Dessin, musique, narration, chanson : dans ce spectacle, tout contribue à produire un effet profond. Et, au fil des chansons, ce ne sont pas que des événements connus des Français qui sont abordés. « Gorizia » traite d’une bataille sanglante près de Trieste, « La complainte des Bantams » à été écrite pour honorer la mémoire des soldats de petite taille, sorte de parias au sein de l’armée anglaise.
Mémoires de guerre
Et si on n’a pas entendu de chanson allemande, c’est dû à la fin rapide du concert « open air » – la température de l’air étant celle de janvier plutôt que de juillet. Dominique Grange a bien un Brecht dans son répertoire : « Die Legende vom toten Soldaten », le soldat mort et ressuscité par le Kaiser… pour retourner combattre. « J’ai même pris des leçons d’accent tonique chez une amie pour pouvoir la chanter en allemand », raconte-t-elle. Avoir une approche universaliste, rendre compte de la multiplicité des vécus, ne pas prendre parti si ce n’est contre toute guerre, voilà un souci partagé par Grange et Tardi.
Mais ce n’est pas l’engagement politique ou un intérêt académique qui a métamorphosé la mémoire de la Première Guerre mondiale en « univers commun » du couple. Évoquant ses deux grands-pères et leurs souvenirs de guerre, Grange nous rappelle qu’en France – comme sans doute au Royaume-Uni -, le lien avec 14-18 passe par la mémoire familiale. Une mémoire souvent racontée crûment, horrifiant les enfants qu’ont été Grange et Tardi. Ce n’est que plus tard qu’ils ont questionné les raisons de cette boucherie, qu’ils ont cherché des façons d’en parler.
« Ce qui m’intéresse, c’est parler du pauvre type, du gars d’en bas », insiste Tardi. Ce sont ceux qui subissent la guerre, en tant que combattants ou civils, qui sont au centre des albums que l’auteur a consacré à cet événement historique. Notons qu’après des récits centrés sur un protagoniste comme « La véritable histoire du soldat inconnu » (1974) ou les horribles historiettes de « C’était la guerre des tranchées » (1993), à partir de 2008, Tardi aborde le sujet de manière plus abstraite. En collaboration avec l’historien Jean-Pierre Verney, dans « Putain de guerre ! », il peint une fresque de la « Grande Guerre » au fil des ans. Si les Colin, Paulet et Cloutier, simples poilus, y sont présents, le cours général du conflit est également retracé, avec entrées en guerre et appels des généraux. La couleur est également présente, même si plus on avance dans la guerre, plus elle fait place à un gris sale.
On peut préférer l’intensité des albums antérieurs – celui de 1993 est comme un obus qui vous éclate à la figure. Mais rien que la valeur pédagogique des 130 pages de « Putain de guerre ! » suffirait à justifier l’entreprise. Et puis il y a, à côté des explications et des généralités, de nombreux passages très émouvants, comme celui du « fusillé pour l’exemple » ou celui consacré aux premiers jours de la guerre – ce deuxième ayant également inspiré à Dominique Grange une chanson, « Petits morts du mois d’août ». Sur fond de gazon vert et fleurs blanches, de vestes bleues et de pantalons rouges, on entend : « Adieu les fiancées / au village tranquille / Bienvenue aux tranchées / petits morts inutiles ».
Tranchées et bandes dessinées
Tardi n’est pas le seul dans la bédé à s’être intéressé à la période 14-18. Une recherche rapide sur le site www.bedetheque.com donne 107 résultats, parmi lesquels il y a tout de même quelques rééditions et doublons. S’agit-il d’une « entreprise commerciale » à l’occasion du centenaire, un soupçon plausible et mis en avant par Tardi lors de la table ronde le lendemain du spectacle ? C’est sans doute vrai pour certains, mais la plupart des albums ont été publiés bien avant 2014.
Parmi les séries, relevons « Notre Mère la Guerre », de Maël et Kris, en quatre volumes. Le dessin dans un style d’aquarelle conduit à une esthétisation des brutalités mises en scène, mais les tons de gris, de jaune et d’orange sales établissent une atmosphère très sombre. L’histoire est une enquête policière sur fond de « Grande Guerre », l’action des deux premiers tomes se déroulant du côté des tranchées du front de Champagne.
L’idée de combiner thriller et récit de guerre avait auparavant été exploitée par Tardi dans l’album « Le der des ders », d’après un roman de Didier Daeninckx. Et par la série « Quintett », qui traite du front d’Orient. Au dépaysement – sur le front grec, pas de tranchées, mais des aviateurs et des irréguliers – s’ajoutent le charme d’intrigues amoureuses et la sauvagerie d’une guerre civile. Dans le genre décalé, mention spéciale pour la série « Les sentinelles », des super-héros plongés au cœur des grandes batailles de 14-18. Et pour « Les godillots », qui combine farce et tragédie, avec un style de dessin album de jeunesse…
En cherchant au-delà des frontières de la bédé francophone, on trouve aussi des travaux sur la Première Guerre mondiale. « Charley’s War » a même été traduit et édité en France et retrace l’histoire d’un jeune volontaire anglais depuis la Somme jusqu’à l’Armistice. Dans un genre différent, Joe Sacco a dessiné un panorama du premier jour de la bataille de la Somme : il montre tour à tour le général Douglas Haig, l’artillerie tirant sur les lignes allemandes, les soldats de l’Empire britannique qui montent au front, se lancent à l’assaut et se retrouvent eux-mêmes bombardés, pour finir avec les services d’infirmerie et les mourants. Publié sous forme de leporello, l’image dépliée fait près de sept mètres de large. Elle a été agrandie en format géant à plusieurs occasions, notamment pour décorer la station de métro Montparnasse-Bienvenüe, longue de 132 mètres, en été 2014.
Côté allemand, il y a d’abord… Tardi, qui est très connu et a reçu deux fois le Max-und-Moritz-Preis – pour des œuvres sans rapport avec 14-18. « Die wahre Geschichte vom unbekannten Soldaten », « Grabenkrieg », « Elender Krieg », les albums centrés sur la Première Guerre mondiale ont tous été traduits. Lors de la table ronde, l’historienne Susanne Brandt a présenté des travaux de dessinateurs allemands. Pour le centenaire de 1914, on relève en premier lieu la parution de deux « graphic novels » d’après des œuvres littéraires : « À l’ouest rien de nouveau » et « Les derniers jours de l’humanité ». La plupart des autres albums présentés par Brandt approchent la guerre menée par l’empereur Guillaume II en tenant compte de celle déclenchée par le chancelier Adolf Hitler. Lors de la table ronde, ce décalage franco-allemand des mémoires et quelques autres ont été débattus. Nous y reviendrons dans un prochain article.
Montrer et analyser
Jacques Tardi a beau être une des références de la bédé française, sa manière de voir le monde n’en est pas moins radicale. La leçon à tirer de la Première Guerre mondiale ? « Être plus vigilant à l’égard des politiciens en charge du bien commun », a-t-il expliqué lors de la table ronde. Pour renchérir : « En fait, c’est des voyous, rémunérés avec nos impôts et pas du tout en train d’œuvrer à une meilleure vie pour tous. » Pas surprenant qu’en 2013, il ait refusé la Légion d’honneur. Et que, dans les albums du dessinateur anarchiste, les gendarmes et les bourgeois, mais surtout les généraux, les industriels et les politiciens en prennent pour leur grade. Tardi estime que, en dernière instance, les causes des guerres sont économiques, qu’elles servent à faire du profit. Une des planches inédites de l’expo à Neimënster (qu’on présentera dans un prochain numéro) montre un beau canon Krupp de 42 tonnes, et une réflexion du brancardier Mathuron à côté : « Ça devait coûter un bon paquet de pognon, un gros géant mortier comme ça. »
Alors, que faire ? « Tous les camarades sont enterrés là / pour défendre les biens de ces messieurs-là », dit la célèbre « Chanson de Craonne ». Elle était interdite à l’époque, alors que le ras-le-bol des soldats était à son comble et que la révolte grondait. La dernière strophe inquiétait particulièrement les généraux : « … c’est fini car les troufions / vont tous se mettre en grève. » Et continue à faire froncer les sourcils, a rappelé Dominique Grange. En effet, « La chanson de Craonne » a été supprimée du programme de la commémoration de la bataille de la Somme parce qu’elle déplaisait au secrétaire d’État aux Anciens combattants (et ex-premier secrétaire fédéral du PS en Moselle) Jean-Marc Todeschini. « Nous sommes scandalisés », s’est insurgée Grange, « qu’on continue ainsi à donner des leçons à ceux qui étaient dans les tranchées. »
Du déserteur à la fraternité
« Le déserteur », autre chanson, plus tardive et encore plus controversée, ne figure plus au programme du spectacle « Putain de guerre ! ». Il ne s’agit pas de censure gouvernementale, mais d’un désaccord entre Tardi et Grange. « J’y tiens beaucoup et j’espère qu’on la reprendra, car elle donne le seul mot d’ordre véritable », a déclaré la chanteuse. « Refusez d’obéir / refusez de la faire / N’allez pas à la guerre / refusez de partir », on ne saurait être plus clair. « Déserter, c’est difficile à faire », se justifie Tardi qui se méfie de ce « y a qu’à » pacifiste. Et en effet, les soldats qu’il dessine se posent la question de savoir pourquoi ils marchent avec les autres alors qu’ils sont conscients de l’absurdité de la guerre. Mais ils ont l’impression de ne rien pouvoir faire, semble constater le dessinateur. « C’est bien ça qui m’angoisse », a-t-il lancé en pensant aux guerres présentes et futures.
Notons pour les amateurs que « Le déserteur » de Boris Vian figure parmi les dix chansons enregistrées par Grange et éditées sous forme de livret illustré accompagné d’un CD. De surcroît, elle n’y chante pas la version « officielle » du dernier couplet, mais la version « pacifisme armé » : « Si vous me poursuivez / prévenez vos gendarmes / que je tiendrai une arme / et que je sais tirer ».
Le concert avait été fixé un lendemain de 14 juillet, qui est subitement devenu le lendemain de l’attentat de Nice. Déjà l’après-midi, lors du vernissage de l’exposition, Tardi y a fait référence en rappelant le découpage du Moyen-Orient, un des résultats de la Première Guerre mondiale : « Nous subissons les conséquences du colonialisme. » Le soir, Grange a dédié aux victimes de Nice la chanson « Fraternité » : « Nous, nous voulons, amis / que sur toute la terre / règnent avec la paix justice et liberté / Nous voulons, des pays / abolir les frontières / Tous les peuples sont faits pour la fraternité ».
Que Tardi renvoie au traité de Sèvres quand il évoque l’attentat de Nice, c’est une simplification abusive. Et qu’on s’attacherait même à critiquer, si l’espace public ne débordait pas d’autres simplifications beaucoup moins bien intentionnées. En effet, comme en 1914, les va-t-en-guerre ne s’encombrent pas de précautions et voient d’un mauvais œil tous ceux qui se mettent en travers de leur chemin. On en vient à se demander combien de temps encore ce genre de spectacle, de prise de parole pourra se faire dans des centres culturels financés par l’argent public ? Essayera-t-on un jour prochain de faire taire Grange et Tardi ? Espérons que non. Espérons qu’un jour, la question ne se posera même plus.