HISTOIRE: « Le silence s’est posé sur le colonialisme »

N’ayant pas eu ses propres colonies, le grand-duché est peu bavard sur son passé colonialiste. L’historien Régis Moes s’est penché sur la présence luxembourgeoise au Congo belge.

Régis Moes vient de décrocher le Prix pour le meilleur mémoire de master pour l’année 2010 attribué par la Fondation Robert Krieps, mémoire qu’il a présenté au public lors de la remise du prix début avril. Né en 1986, Régis Moes a étudié l’histoire à l’Université libre de Bruxelles, puis à l’Ecole normale supérieure et à la Sorbonne à Paris. Il est secrétaire général des Jeunesses socialistes. L’étudiant vient de commencer sa thèse sur « Les Luxembourgeois dans les interstices des empires coloniaux ».

woxx : Au Luxembourg, qu’est-ce qui a poussé les gens à partir pour un pays inconnu situé au c?ur de l’Afrique ?

Régis Moes : Certains étaient poussés par l’esprit d’aventure et l’attrait de l’exotisme, mais les motivations personnelles étaient surtout liées aux débouchés professionnels. Aux moments où le Luxembourg ne proposait pas assez de postes aux ingénieurs et autres professions techniques, le Congo n’offrait pas seulement une perspective professionnelle, mais également des salaires confortables et des avantages matériels.

L’aventure avec filet de sécurité ?

Ceux qui sont partis vers la fin du 19e siècle pour aider à la construction du chemin de fer congolais connaissaient un taux de mortalité élevé, dû notamment à la malaria. Ils prenaient des risques. Après une série de révoltes, ce n’est qu’à partir des années 20 que l’Etat colonisateur se mit véritablement en place. On assistait alors à une véritable ambiance de départ : c’était l’âge d’or du colonialisme africain. Si certains partaient pour remettre les compteurs à zéro, le discours belge officiel était différent : on voulait envoyer une élite pour donner l’exemple aux Africains. Avec le temps, l’administration belge développa des critères d’embauchage très stricts, et il fallait déposer une caution de 100.000 francs pour assurer son retour en cas d’échec. On menait même des enquêtes sur la moralité des postulants.

Comment les femmes ont-elles participé au colonialisme ?

Les premières étaient celles qui, après la Première Guerre mondiale, commençaient à accompagner leurs maris au Congo. Cela se généralisait dans les années 30, souvent d’ailleurs le voyage était en même temps leur voyage de noces. Généralement, les femmes seules n’étaient pas autorisées à entrer au Congo, si ce n’est en tant que nonnes dans les missions. Dans les années 50, il y a eu quelques assistantes sociales ou enseignantes luxembourgeoises.

Pourquoi la Belgique cherchait-elle la participation luxembourgeoise à son projet colonial ?

Les Belges n’avaitent pas oublié la sympathie luxembourgeoise pour leur pays, née des neuf ans d’appartenance à la Belgique de 1830 à 1839. A cela s’ajoutait, pendant la Première Guerre mondiale, le développement d’un annexionnisme belge. Certains, comme l’ambassadeur belge au Luxembourg, visaient à long terme une sorte d’Etat fédéral belgo-luxembourgeois. Suite à l’Union économique avec la Belgique, signée en 1921, les Luxembourgeois étaient sur pied d’égalité avec les Belges au Congo en ce qui concerne l’accès aux emplois publics et aux carrières coloniales, du moins jusqu’à un certain grade. On remarque d’ailleurs qu’un certain nombre de hauts fonctionnaires luxembourgeois demandèrent la naturalisation belge.

Quelles formes prenait la promotion luxembourgeoise de la colonisation ?

Le Cercle colonial luxembourgeois, créé en 1925, déployait une activité intense : édition d’un périodique, conférences, présentation de films de propagande. Le mouvement était porté par certains protagonistes, tout d’abord Joseph Bech, premier ministre et ministre des affaires étrangères. Il utilisait la structure du Cercle pour placer des gens au Congo, notamment des connaissances personnelles. Le prestige de l’entreprise coloniale était encore rehaussé à partir de 1933, lorsque le prince Félix devint Haut Protecteur du Cercle colonial. Lui et la grande-duchesse Charlotte visitèrent notamment les deux expositions coloniales en 1933 et 1949. La proximité de Félix avec les milieux coloniaux luxembourgeois s’explique par son implication dans la production de coton au Mozambique, mais il suivait également l’exemple de la cour belge qui soutenait fortement le colonialisme belge. D’ailleurs, lorsque Félix est mort en 1970, le prince Henri a accepté de reprendre le titre de haut-protecteur.

Est-ce qu’on constate une évolution dans l’attitude des colonisateurs ?

Jusqu’au début du 20e siècle, la violence était extrêmement présente : dans certaines entreprises, on pratiquait le fouet ou l’incarcération. Des milliers d’Africains ne survécurent pas aux exactions commises dans les premières années de la colonisation. Vers les années 50, c’était plutôt le paternalisme qui battait son plein. En même temps, le discours était celui d’une colonisation modernisatrice : les Africains doivent adapter leurs modèles familiaux, sociaux ou économiques au modèle européen. Les Africains « évolués » sont ceux qui habitent en ville, ont fait des études, vivent dans un appartement moderne et partent en costume-cravate pour leur poste d’employé de bureau. Mais même si les Africains s’adaptaient au style européen, ils n’étaient jamais acceptés comme égaux.

Les colonisateurs luxembourgeois se sont-ils occupés des conséquences de la colonisation pour la population congolaise ?

A travers les « exploits » de l’ingénieur Nicolas Cito, qui a participé à la construction du chemin de fer entre Matadi et Léopoldville, le discours mémoriel glorifie surtout l’apport luxembourgeois à l’« ?uvre coloniale » belge. Par contre, on évoque peu les morts qu’à fait cette entreprise – 150 Européens, environ 6.000 travailleurs africains. Dans les archives que j’ai pu consulter, je n’ai trouvé que peu d’éléments montrant un intérêt pour la population autochtone, si ce n’est à travers un intérêt « ethnographique » plein de clichés, et encore moins d’exemples d’une conscience de l’oppression du peuple congolais. Même au moment de l’indépendance du Congo, le regard reste focalisé sur le sort des Luxembourgeois.

La participation au colonialisme avait-elle un intérêt économique ?

L’Usine de Wecker a développé et exporté des presses d’huile de palme, les vins et crémants luxembourgeois trouvaient un marché auprès des colonisateurs belges. Après la Deuxième Guerre mondiale, les petites et moyennes entreprises ont également commencé à s’établir, notamment dans l’hôtellerie, la gastronomie et l’artisanat. Entre 1953 et 1955, le gouvernement a développé une véritable stratégie économique : Pierre Dupong, le premier ministre de l’époque, partait en mission économique pour la colonie belge, et le ministre socialiste des affaires économiques Michel Rasquin faisait distribuer des brochures de publicité pour les entreprises luxembourgeoises établies au Congo. Il s’avérait cependant bien vite que l’effort gouvernemental de la part d’un pays minuscule n’avait pas d’impact dans un pays de la taille du Congo. Les Belges ont effectivement pu tirer un avantage matériel, dû au niveau de vie croissant des Européens, et dans une certaine mesure des Africains vivant dans les villes. Les Luxembourgeois essayaient d’imiter les Belges, mais n’y arrivaient que dans des cas individuels.

Quelle était le discours sur les Africains au Luxembourg ?

Même si un certain nombre d’hommes luxembourgeois ont eu des enfants avec des femmes congolaises, la présence de gens de couleur au Luxembourg était très rare. Les Luxembourgeois se faisaient leur image du Noir lors des expositions du Cercle colonial, en allant voir des films au cinéma ou en faisant des dons à la messe pour les enfants africains. Les propos d’une ?uvre « civilisatrice », dont usaient un Bech ou un Lambert Schaus, ambassadeur du Luxembourg en Belgique, reprenaient le discours belge : les autochtones étaient caractérisés comme de grands enfants qui n’étaient pas encore capables de disposer d’eux-mêmes. Mais à cette époque, la société luxembourgeoise semble avoir eu des ?illères : la critique anticolonialiste était absente au Luxembourg avant 1960. Tous les grands partis ont soutenu la participation luxembourgeoise au colonialisme belge, qui n’entrait cependant que rarement dans les débats politiques luxembourgeois. Les Jeunes Socialistes par exemple, s’ils s’intéressaient à la politique internationale, se concentraient sur la Guerre froide.

Vous décrivez la décolonisation comme une expérience traumatisante pour les Luxembourgeois.

Lors de l’indépendance de la colonie du Congo, le pays connaît une explosion de violence à laquelle la plupart des gens ne se sont pas attendus, notamment parce qu’il n’y a eu que peu de manifestations de révolte jusque-là. Selon les récits personnels, les familles européennes prennent la fuite en s’armant et en amenant tout ce qu’elles peuvent transporter dans leur voiture, puis essaient d’attraper un avion de retour. Quelques-uns sont restés ou retournés, mais économiquement, l’intérêt n’était plus assuré. A l’arrivée du dictateur Mobutu dans les années 70, il n’y a pratiquement plus de Luxembourgeois. Même avec du recul, beaucoup des concernés n’arrivent pas à s’expliquer cette violence déchaînée, et ils cherchent des instigateurs, surtout du côté communiste.

Vous soutenez qu’un voile de silence se serait posé sur l’histoire du colonialisme luxembourgeois. Des ONG comme l’ASTM ont pourtant lancé le débat.

C’est ce qui m’a frappé, ce contraste entre l’avant-1960 et l’après-1960. Par exemple, les nouvelles du Cercle colonial, qui sont reproduites régulièrement dans le « Wort » et le « Tageblatt », disparaissent. Dans certains cercles, le sujet est bien discuté dès les années 80, mais sur la place publique, il n’atteint plus la présence d’avant.

Christian Delcourt, dans son mémoire scientifique de 1980, a notamment critiqué le récit du politicien Gaston Thorn, selon lequel le Luxembourg n’aurait pas participé au colonialisme.

Effectivement, dans la conscience politique, l’implication du Luxembourg est vite oubliée, peut-être refoulée. Si on s’occupe du sujet, c’est plutôt dans des milieux plus critiques de la gauche alternative ou bien les milieux universitaires, et non plus dans le mainstream où le colonialisme était établi avant.

Vous évoquez la « voix dissonante » du père Steffen, selon lequel les missionnaires devraient demander pardon aux Africains pour l’implication de l’église dans la colonisation.

A ce que je sache, cela ne s’est pas produit. Du côté de l’Eglise également, on constate ce silence qui s’installe. Pourtant, de nombreux missionnaires sont retournés dans les décennies suivantes, et aujourd’hui encore, ils ont des contacts là-bas.

Les anciens colonialistes luxembourgeois sont-ils encore actifs ?

Certains se réunissent une fois par an pour un dîner collectif et l’échange de souvenirs. Mais les enfants des coloniaux ont tout au plus une vague mémoire de leur enfance au Congo. Souvent, ils n’ont plus d’attitude positive par rapport à ce passé, ou du moins ils sont conscients que le colonialisme est devenu quelque chose de condamnable.

Abstraction faite de l’intérêt local, pourquoi étudier spécifiquement le cas luxembourgeois ?

Je ne pense pas qu’il y ait eu une spécificité luxembourgeoise par rapport aux autres colonisateurs européens. D’ailleurs, les Suisses, qui n’ont pas non plus eu de colonies, se comportent de façon semblable que les autres Européens. Mais on peut constater que la hiérarchie sociale en Europe se reproduit parmi les colons. Ainsi, les colons portugais et italiens sont souvent sur des postes subalternes de l’administration coloniale, où ils entrent beaucoup plus en contact avec les Africains.

On vous a reproché votre regard européen sur le sujet du colonialisme.

C’est justifié, mais inévitable vu le type de sources que j’ai pu utiliser. Pour des raisons de sécurité, je n’ai pas eu la possibilité d’aller au Congo et d’y interviewer des gens qui auraient pu avoir des contacts avec les milieux luxembourgeois. J’ai cependant étudié les historiographes congolais. Et depuis le début du siècle, on constate que le regard africain est davantage pris en compte dans l’historiographie belge. Il faut néanmoins se rendre à l’évidence que pour l’historiographie congolaise, la présence luxembourgeoise est quantité négligeable.


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