Il a beau être plus parlé que jamais, le français n’aurait plus la cote au Luxembourg. Les professeurs de la langue de Voltaire (et de Rousseau !) tirent la sonnette d’alarme.
Au Luxembourg, pour être professeur de français, il faut du courage. Car on s’expose à des hostilités de toutes sortes. Les couches conservatrices et réactionnaires haïssent le français. C’est une tendance historique au Luxembourg : le français est synonyme soit de l’héritage des Lumières, de l’élite éclairée et friquée, ou de la langue de l’étranger romanophone, voire de la serveuse frontalière. Mais il subit également le mépris d’une certaine élite, plus branchée et « global player », qui considère le français comme une langue ringarde, alors que l’anglais se distinguerait par son avant-gardisme et son caractère cosmopolite.
Une chose est claire : oui, l’influence internationale du français est en perte de vitesse. Le début du déclin se situe dans les années 1950 ou 1960, époque du délitement des empires coloniaux européens et de l’installation définitive de deux superpuissances. Ce phénomène s’est fait concrètement ressentir en Amérique latine : au Brésil par exemple, le français constituait la première langue étrangère apprise à l’école. Ce n’est qu’au cours des années 1960, sous la dictature militaire, que lui fut substitué l’anglais, langue du pesant grand frère du Nord. On ne peut dissocier l’émergence et le déclin d’une langue du contexte historique et géopolitique. Claude Hagège, linguiste de renom et professeur au Collège de France, va plus loin encore : une langue est aussi une arme idéologique. C’est une des raisons – en plus de son amour de la diversité des langues – qu’il lutte contre l’influence de ce qu’il dénomme l’« anglo-américain », langue qui véhiculerait l’idéologie néolibérale.
Ce point n’était certes pas à l’ordre du jour de la conférence de presse tenue cette semaine par l’Association des professeurs de français (APFL), mais il transpirait. Si la célébration du 25e anniversaire de la fondation de cette association constituait le prétexte à cette prise de parole publique, les propos étaient bien terre à terre : « Il y a cinq ans, nous avions encore organisé une fête au Grund, mais cette année, nous constatons que nous avons peu de raisons de nous réjouir », entame dès le début Jean-Claude Frisch, le président de l’APFL.
Morose, c’est si français…
Peu de raisons de se réjouir donc, d’autant plus que la pilule de la réduction de 17 pour cent des heures de français depuis 1989 n’est toujours pas passée. Et à l’avenir, l’association ne tolérera plus aucune réforme qui se ferait au détriment de cette langue, c’est en tout cas une des neuf revendications (qualifiées de « cadeaux d’anniversaire » par Frisch – on n’a pas tous les jours 25 ans) que porte l’association à l’adresse du gouvernement. Mais bon, vu l’atmosphère délétère qui règne entre le ministère de l’Education nationale et l’ensemble des organisations syndicales ou corporatives d’enseignants, il est peu probable qu’elles soient entendues. D’autant plus que Frisch n’hésite pas à sous-entendre l’incompétence de terrain des collaborateurs du ministère « qui nous expliquent comment faire notre travail, alors qu’eux-mêmes ont déserté les salles de classe parce qu’ils n’y arrivaient pas ». Et de rappeler que si l’APFL doit souvent endurer l’accusation de conservatisme, la proposition d’introduire un examen oral venait d’elle et non pas du ministère. Or, comme toujours au Luxembourg, les meilleures intentions ne sont que rarement suivies des moyens conséquents pour les mettre en oeuvre : « On ne peut pas préparer correctement les élèves à un examen oral dans des classes qui comptent désormais entre 26 et 29 élèves », affirme Alain Wagner, le secrétaire de l’association.
Le problème général, c’est qu’il y a un flou sur la position des langues dans l’enseignement. Les professeurs de français ne sont pas les seuls à se battre pour leur propre discipline, ce qui est de bonne guerre. Les enseignants des autres langues défendent également bec et ongles l’enseignement de celles-ci. Après tout, le Luxembourg peut se prévaloir d’un atout par rapport à bien d’autres nations, à savoir son multilinguisme. Raison de plus pour imaginer que les enseignants des différentes langues se concertent pour proposer une « position commune », prenant en compte les différentes pondérations possibles au ministère. La coopération entre les enseignants des différentes langues existe, notamment au niveau des commissions des programmes, affirme Jasmina Pucurica, membre du comité de l’APFL ainsi que de la Commission nationale des programmes pour le français. Mais cela ne va pas plus loin car, comme l’ajoute Jean-Claude Frisch, « il n’existe pas encore de cadre bien défini de la part du ministère au sein duquel nous pourrions élaborer des propositions communes ».
Mais le malaise est encore plus profond. Robert Bohnert, vice-président de l’association et directeur de lycée, ressent une « agressivité envers le français » qui serait croissante, notamment de la part de parents d’élèves qui ne voient pas d’utilité à ce que leurs enfants s’échinent à comprendre les méandres d’une langue complexe, mais qui leur paraît « moins utile ». Et Alain Wagner d’admettre qu’il existe un « clivage social » entre le français et l’allemand. Pire, cette hostilité se ferait même ressentir auprès d’élèves portugais dont la langue maternelle, de par ses racines latines, se rapproche pourtant plus du français.
De langue élitaire à langue précaire ?
Pourtant, le tableau ne devrait pas être si noir que cela. Fernand Fehlen, enseignant à l’Université du Luxembourg et spécialiste de la situation linguistique du pays, rappelle que le français connaît une importance croissante sur le marché du travail. Mais évidemment, elle n’est plus la langue de l’élite, qui s’anglicise et qui mène ses études de plus en plus en Grande-Bretagne. De la langue parlée par une élite parfois ressentie comme arrogante, à celle parlée par des dizaines de milliers de travailleurs souvent frontaliers, la « dégringolade sociale » du français s’est réalisée parallèlement aux bouleversements du marché du travail que le Luxembourg a connu ces vingt dernières années.
Mais le français ne serait-il pas, malgré tout, dans une situation plus précaire que les autres langues ? Car si le français reste encore la seule langue administrative du pays qui « fasse foi », il semble qu’il soit victime d’une certaine érosion, même au niveau officiel. Cela est passé plutôt inaperçu, mais la langue administrative a connu une certaine dégradation. En 2010, un règlement grand-ducal a redéfini les critères de connaissance des langues nécessaires à l’admission dans la fonction publique. C’est en fait un système « à la carte », plus flexible, qui peut être interprété comme un affaiblissement du français. Ainsi, le français ne trône plus de manière aussi absolue au sommet de la hiérarchie des langues dans l’administration.
C’est aussi le cas dans le milieu scolaire. L’APFL revendique que le français maintienne « son statut de langue véhiculaire dans la division supérieure de l’enseignement secondaire ». Or, là aussi, une « instruction ministérielle sur l’utilisation de la langue véhiculaire dans l’enseignement luxembourgeois » datant de septembre 2010 a lâché du lest. Certes, les enseignants n’ont pas attendu ce texte pour se montrer plus flexibles pendant leurs cours en passant de la langue véhiculaire d’un cours (allemand ou français) au luxembourgeois afin de faciliter la compréhension d’un problème dans une matière « non linguistique ». Mais désormais, le texte préconise l’« alternance codique », c’est-à-dire : « Le luxembourgeois n’est pas complètement banni de la salle de classe. Dans des situations exceptionnelles, l’enseignant pourra adopter une stratégie subtile d’usage alterné des deux langues (…) raisonnée qui rassure les élèves tout en leur fournissant les outils dont ils ont besoin pour entrer dans la matière et développer leurs compétences. » Toutefois, le texte souligne également que « le recours explicite et raisonné au luxembourgeois, doit cependant se limiter à des situations exceptionnelles, clairement délimitées et justifiées, où l’enseignant répond à une demande des élèves ou à un besoin ponctuel ».
Finalement, la question de l’enseignement des langues doit-elle forcément être liée au facteur quantitatif, c’est-à-dire au nombre d’heures prodiguées ? Fernand Fehlen, qui défend la place du français à l’école, imagine que l’on pourrait tout à fait réduire radicalement le nombre d’heures dévolues à l’enseignement des langues tout en augmentant la qualité de leur maîtrise. Cela passerait justement par une utilisation plus conséquente de ces langues dans les matières non linguistiques (qui verraient une augmentation de leur enseignement). Mais cela passerait également par une pratique plus assidue de l’oral dans les classes du fondamental, avant de passer par l’écrit, souvent facteur de blocage initial. Evidemment, vu la situation dans laquelle se situe la réforme scolaire, de tels chamboulements pédagogiques ne sont pas pour demain. Mais que l’on se rassure : le français rapetisse, mais n’est pas près de disparaître aussi vite.
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