« Power ! Photos ! Freedom ! » – la nouvelle exposition du CNA explore en deux parties les interconnexions entre dictature et révolution en passant par le médium de l’image.
Il était une fois un gentil colonel, qui brûlait d’amour pour son peuple et pour sa liberté. Malheureusement, celle-ci était prise en otage par un méchant roi, lui-même manipulé par des puissances étrangères plus méchantes encore. Ces dernières cherchaient surtout à voler le pétrole, dont le pays abondait. Alors le gentil colonel et ses amis officiers, qui ne voulaient en aucun cas d’une guerre longue et sanglante, se décidèrent à prendre le pouvoir par un coup d’Etat. Profitant d’une absence du méchant roi, ils prirent les rênes du pouvoir et déclarèrent la Libye libre et heureuse. Et s’ils ne sont pas morts?
C’est ce « storytelling » avant l’heure que le régime du colonel Kadhafi a instauré comme religion d’Etat en Libye et avec lequel deux générations de Libyens ont été endoctrinées. La première partie de l’exposition « Power ! Photos ! Freedom ! » dissèque l’utilisation de l’image par le régime kadhafiste dès les premières heures, jusqu’aux délires finaux du leader. Les photos – qui ne sont pas des originaux, mais des clichés réalisés souvent à la hâte par l’équipe de Peter Boukaert, de Human Rights Watch – montrent aussi l’apprentissage du pouvoir de l’image par Kadhafi lui-même. Cliché par cliché, on le voit perfectionner sa mise en scène.
Une première séquence montre par exemple la première visite de la grande idole de Kadhafi et champion du panarabisme, Nasser, juste après le coup d’Etat contre le roi Idris. A l’époque, Kadhafi n’est qu’un conspirateur parmi d’autres, mais cela va vite changer et les images l’annoncent : sur celles-ci, il est le seul à ne pas porter de lunettes de soleil – un attribut qu’il va quand même utiliser plus tard de façon récurrente. Après ces premiers pas timides, Kadhafi va voir plus grand, comme le montrent des photos d’immenses proclamations dans le stade de Benghazi par exemple. Mais le leader libyen sait aussi se mettre en scène de façon plus intime. Une série de clichés le montre dans le désert, entouré seulement de ses plus proches collaborateurs. La dernière image de cette série fait apparaître son habileté lorsqu’il s’agit de s’approprier l’imaginaire de son peuple – sur celle-ci, il prie seul dans le désert. Quoi de mieux pour amadouer les croyants musulmans qui peuplent son pays ?
Le parcours du dictateur caméléon en images.
Au fil des ans, on s’aperçoit tout de même que, chez Kadhafi, il n’y avait qu’une seule constante : lui-même. Vrai dictateur caméléon, il a su s’adapter à toutes les occasions. Ainsi se présentait-il affublé de vêtements traditionnels lorsqu’il se mettait en avant comme leader autoproclamé du Tiers Monde et proclamateur de la « Jamahiriya » – sa fameuse « troisième voie » entre le capitalisme et le communisme, qu’il décrivait dans son petit livre vert, sa version du petit livre rouge de Mao, un instrument d’endoctrinement au culte de sa personnalité avant tout. Mais lorsqu’il avait rendez-vous avec de grands leaders, comme Léonid Brejnev ou Erich Honecker, il se montrait en uniforme de parade, médailles incluses. Alors que, en Libye, le système qu’il avait instauré ne le mettait nullement en avant comme commandant en chef. Officiellement, Kadhafi est resté jusqu’à sa mort un simple colonel. C’est une des subtilités du système imaginé par lui : en tant que colonel, il ne pourra jamais être directement mis en cause pour les exactions de son régime, même si à la fin il contrôle tout, même les cerveaux de sa population. Ainsi, en Libye, chaque famille devait, outre le portrait de Kadhafi obligatoire, peindre la porte principale de son habitation en vert – en cas de manquement des sanctions draconiennes étaient prévues, c’est pourquoi les gens qui n’avaient pas les moyens de s’acheter de la peinture préféraient enlever leurs portes.
D’ailleurs, cette première partie de l’exposition comporte une démonstration très physique du quotidien sous Kadhafi : au centre du Pomhouse est installée la reconstitution d’un salon typique de la famille lambda, avec portrait du dictateur, téléviseur et canapés. Sur l’écran défile l’enregistrement d’un procès où un accusé admet, apparemment sans y être contraint, avoir voulu conspirer contre le régime. Celui-ci est exécuté peu après en live devant les caméras. C’était une des façons préférées du régime pour démontrer son intransigeance : interrompre le programme de télévision normal sur toutes les chaînes pour montrer des exécutions, une bonne piqûre de rappel.
La deuxième partie de l’exposition est décidément moins glaçante et déprimante, même si les thèmes qu’elle évoque sont très sérieux. Exposition collective de jeunes artistes qui thématisent les révolutions du printemps arabe sous toutes les facettes, elle montre que l’image peut aussi être un outil efficace du contre-pouvoir. Cette image prend d’autant plus de force qu’elle passe souvent par l’internet. Ainsi, le groupe « Uprising of Women in the Arab World » donne par l’intermédiaire de Facebook la possibilité à tout le monde d’expliquer pourquoi il soutient les femmes dans le monde arabe, par le biais d’un autoportrait, ou « selfie » comme on l’appelle de nos jours. Un autre collectif, « Mosireen », utilise l’internet pour s’activer dans la vie réelle – basés au Caire, ils utilisent YouTube pour diffuser leur journalisme engagé dans le monde entier. En même temps, ils montrent leurs vidéos chaque soir sur la place Tahrir pour les manifestants, ramenant ainsi les images là où elles ont été tournées.
Autre point de vue : le photographe suisse Nicholas Righetti, qui a documenté la dernière « campagne électorale » de Bachar al-Assad en Syrie, en 2007. Il en tire des clichés presque surréalistes et les combine avec des citations du dictateur, comme « We never said we were a democratic country ». Les médias occidentaux et leur regard souvent distordu sur la réalité des printemps arabes sont disséqués par Florian Göttke, qui rend un hommage attendrissant à un manifestant anonyme de Homs en Syrie. Plus directe, la « Guillotine imaginaire », de Joachim Ben Yakoub, où le portrait de l’ancien dictateur tunisien Ben Ali est décapité et sa tête remplacée par celle du jeune manifestant qui a déclenché la révolution en Tunisie en s’immolant en public. D’autres contributions vont encore plus loin dans l’exploration du média de l’image dans un contexte politico-révolutionnaire. On regrettera juste qu’aucune contribution ne critique explicitement le comportement douteux de la classe politique occidentale avant, pendant et après les conflits – mais cela sera peut-être pour une autre fois.
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Wierkstadgespréich le 3 avril
Les « Wierkstadgespréich » forment une nouvelle collaboration entre l’hebdomadaire woxx, la radio 100,7 et le Centre national de l’audiovisuel (CNA). Il s’agit d’un cycle de discussions se déroulant dans le cadre convivial du Pomhouse où professionnels de la photo, journalistes, intellectuels, politiciens et artistes se rencontrent pour discuter des sujets liés aux expositions et activités du CNA. Le panel de discussion de ce « Wierkstadgespréich » accueillera les deux commissaires de l’exposition « Power! Photos ! Freedom ! », Joachim Naudts, curateur du FoMu d’Anvers et Susan Glen, curateur hôte des archives libyennes de Human Rights Watch. Ils seront rejoints Maryline Dumas, journaliste et correspondante du woxx en Libye, ainsi que d’Aziz Albishari, homme politique belge, membre du parti Ecolo et originaire de Benghazi.
La discussion sera animée par Christian Mosar et Luc Caregari. Une visite guidée par les deux curateurs de l’exposition sera proposée au public à 18h30.