C’est à l’âge de onze ans que Pablo Sánchez Trujillo est arrivé au Luxembourg. Il est devenu entrepreneur, tout en militant dans des mouvements de gauche, persuadé qu’il faut se battre pour une société plus juste et plus égalitaire.
Woxx : Pablo, comment êtes-vous arrivé au Luxembourg?
Pablo Sánchez Trujillo: Ce n’est pas moi qui ai choisi. Mon père y habitait tout seul pendant deux ou trois ans. Je suis venu le rejoindre avec ma mère. Et nous sommes restés.
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance et adolescence?
Mes souvenirs d’Espagne, de mon enfance, sont heureux. Ceux du temps après mon arrivée ici le sont moins, à cause du dépaysement, du climat … J’ai fait ma scolarité ici, avec tous les problèmes d’un enfant qui change de pays à l’âge de onze ans, notamment la différence de langues. Par la suite, grâce au sport, je suis entré en contact avec la population autochtone et j’ai pu m’intégrer vraiment dans la société luxembourgeoise.
Est-ce qu’il y avait une fissure entre ce que vous viviez à la maison et ce que vous viviez à l’extérieur, à l’école, pendant le sport …?
C’était le jour et la nuit! Au début, il y avait la vie à la maison et l’école, dans des classes d’accueil, comme pour la plupart des immigrés, et ensuite la vie à l’école luxembourgeoise. Plus tard il y avait aussi la vie sportive, associative et politique. Des espaces complètement indépendants.
Vos études se sont-elles bien déroulées?
Dans les classes d’accueil, pendant deux ans, j’étais avec des enfants qui avaient un niveau inférieur au mien. Je passais une grande partie du temps à corriger les devoirs des autres. La seule chose que j’ai apprise dans ces classes d’accueil, c’est le français. Adulte, j’ai été le premier étranger à participer à la commission consultative scolaire, où j’ai dit que les classes d’accueil étaient des classes poubelles, ce qui n’a pas vraiment été apprécié par les Luxembourgeois sur place. Je pense qu’elles ont évolué depuis, mais je ne crois pas qu’elles représentent une solution réelle.
A l’époque, après deux années, on a considéré que j’étais apte à travailler, et on m’a envoyé dans une classe complémentaire en attendant que j’atteigne l’âge de 15 ans. Mais je voulais continuer à étudier. Finalement, j’ai fait quatre années d’études secondaires techniques et ensuite j’ai commencé à travailler.
Votre vie professionnelle actuelle correspond-elle à ce que vous envisagiez lorsque vous étudiiez?
Mon grand-père maternel était employé de banque, j’avais toujours pensé que ce serait un métier pour moi. J’ai commencé à travailler dans une fiduciaire et j’ai suivi des cours du soir en fiscalité. J’ai ensuite développé ma carrière professionnelle dans deux domaines: la comptabilité et la fiscalité.
Après quelques années comme employé, vous êtes devenu employeur en créant votre propre entreprise. Mais vous êtes aussi cadre de la formation politique de gauche „Izquierda Unida“, vous militez chez les Verts et vous êtes membre du CLAE … Pourtant, la notion de gauche et celle d’entrepreneur ne s’associent pas facilement.
C’est dommage, cette idée d’incompatibilité. On ne peut pas concevoir une société sans les entrepreneurs. Il y a toujours des entreprises, fussent-elles d’Etat. Mon grand-père maternel était employé de banque. Mon grand-père paternel, quant à lui, a été emprisonné après la guerre et a fait la prison pendant 20 ans parce qu’il était engagé politiquement. J’ai hérité du premier la conscience du travail, de gagner son pain, et du second la conscience politique. Il m’a toujours rappelé que la liberté n’est pas assurée à vie. Il faut se battre pour elle au quotidien. Je ne me considère pas comme politicien, plutôt comme citoyen engagé. Je suis de gauche parce que j’aime les utopies. Il faut se battre pour les utopies, or on ne peut pas le faire tout seul. C’est la société dans son ensemble qui doit bouger.
Peut-on être à la fois employeur et solidaire avec les salarié-e-s? Comment gérez-vous cette apparente contradiction?
Mes parents avaient des positions politiques différentes, voire opposées, ce qui ne les a pas empêchés de fonder une famille. Ils sont d’ailleurs toujours ensemble. Des notions comme la gauche, la droite ou l’entreprise changent. J’assure un travail à mes employé-e-s tout en respectant les conditions prévues par la loi.
Et si vos employé-e-s partaient en grève?
Au Luxembourg, il y a très peu de grèves. Et s’il y en avait, je serais peut-être avec les grévistes! Il y a des aspects sociaux qui devraient évoluer, comme par exemple la réduction du temps de travail.
Vous êtes à la fois immigré et émigré. Comment vivez-vous cette duplicité?
Je suis un immigré au Luxembourg et un émigré en Espagne, mais je pense aussi que je suis un citoyen des deux pays. Je dirais même, un citoyen du monde. Tout se passe à l’intérieur de soi, pas forcément par rapport à ce que les autres pensent. En fait, je ne me sens plus immigré ici, ni émigré en Espagne. Même si je n’ai pas de passeport luxembourgeois, je suis plus Luxembourgeois que certains Luxembourgeois nés ici, mais plus jeunes que moi et qui n’ont donc pas encore eu l’occasion de s’investir pour ce pays.
Comme personne ayant l’expérience de l’émigration et de l’immigration, que pensez-vous de la politique de l’Etat espagnol ainsi que de l’attitude de la population espagnole vis-à-vis des immigré-e-s?
Il est regrettable que les autorités ne tiennent pas compte de ce que les émigrés espagnols ont vécu pendant un siècle d’émigration, lorsqu’il s’agit des immigrés qui arrivent maintenant en Espagne. Ce que je regrette plus encore, c’est qu’une partie de la population reste sur cette même position et qu’elle oublie que ses grand-parents ou oncles furent également obligés de partir gagner leur vie ailleurs et d’endurer des situations semblables. Il faut faire comprendre aux jeunes générations espagnoles que dans la plupart des cas, l’émigration n’est pas un luxe, mais une contrainte inévitable.
Vous vivez au Grand-Duché depuis 36 ans. Percevez-vous des différences entre la façon dont vous et votre famille y avez été traités à votre arrivée et celle dont ont traite les ressortissants étrangers qui arrivent maintenant?
Il n’y a pas de différence. Ce que je trouve pénible, c’est que parfois les immigrés mêmes font du racisme entre eux. En ce qui concerne la population luxembourgeoise, il y a une évolution remarquable. On accepte bien l’immigration, puisqu’elle est nécessaire. Or, d’après mon expérience, certaines administrations manifestent un racisme latent. Il faut vraiment se donner les moyens d’expliquer ce que sont l’émigration et l’immigration, car les deux phénomènes touchent toutes les populations.
Quel a été votre parcours politique?
J’ai toujours été militant du parti communiste espagnol. Avec des camarades, j’ai crée la branche luxembourgeoise d’Izquierda Unida et je m’engage chez les Verts. Je pense que la Gauche et les Verts ont leur rôle à jouer au Luxembourg. Ils se complètent sans se concurrencier.
Originaires d’un pays tiers, les Espagnols sont devenus citoyens européens. Vous étiez au Luxembourg au moment du passage. Comment a-t-on perçu cette nouvelle situation?
En fait, le changement le plus important pour les Portugais et les Espagnols résidant ici s’est produit au niveau politique, et bien des années plus tard: le droit de vote aux élections communales et européennes.
Quels sont vos v ux en tant que patron et homme de gauche, immigré et émigré?
Je pense que c’est une chance d’être en Europe, mais qu’on est en train de dresser des murs qui ne profitent ni aux patrons ni aux salariés. Au niveau social, j’espère que les ressortissants de toutes nationalités s’intéressent d’avantage au pays et à la société dans lesquels ils vivent. Et qu’ils s’engagent pour bâtir un meilleur avenir, pour eux et pour leurs enfants.