OPÉRA: Les démons

Un jeune homme déchiré entre l’amour salvateur et la passion du jeu, une vieille comtesse aux pouvoirs magiques terrifiants. Légèreté et spleen, flamme et folie se mélangent dans cette histoire à la fois très russe et universelle.

Graffiti représentant Pouchkine et la dame de pique, photographié par V. Vizu.

« Dieu, comme elle est troublée », chante le prince Eletski, observant l’arrivée de sa fiancée au jardin d’Eté de Saint-Pétersbourg. Tandis que Tomski observe son ami Hermann, amoureux de cette même jeune fille : « Une peur muette a pris la place de sa passion insensée. » « Qui est-il ? Pourquoi me poursuit-il ? », s’interroge Lisa, en lorgnant vers Hermann. Mais celui-ci n’a d’yeux que pour la tante de Lisa : « L’horrible vieille, dans ses yeux terrifiants, je lis une condamnation inexprimée. » S’en rendant compte, la vieille comtesse s’inquiète : « Que me veut-il, pourquoi se dresse-t-il encore devant moi ? » Et les cinq voix concluent leur quintette en soupirant : « J’ai peur, j’ai peur… »

La quatrième scène du premier acte de « La dame de pique », l’opéra de Piotr Ilitch Tchaïkovski, présente avec une remarquable économie de moyens les protagonistes de l’oeuvre. A l’enchevêtrement de leurs voix correspond l’enchevêtrement de leurs désirs et de leurs peurs. Dans cette oeuvre tardive, Tchaïkovski fait preuve d’une grande maîtrise des ingrédients de l’opéra classique au service d’une histoire très romantique… et très russe. Si d’aucuns lui préfèrent « Eugène Onéguine », « La dame de pique » est un opéra fascinant aussi bien sur le plan musical que sur le plan dramatique.

Jeudi prochain, 16 octobre, le public de la Philharmonie pourra s’en convaincre, puisque Mariss Jansons dirigera une version de concert de l’oeuvre. L’orchestre est allemand – il s’agit de l’excellent Orchestre symphonique de la radio bavaroise – mais Jansons, d’origine lettone, compte parmi les spécialistes de la musique russe, et la plupart des solistes viennent de Russie ou de pays limitrophes. Ce n’est pas un défaut pour interpréter cet opéra non seulement écrit pour être chanté en russe, mais dont le livret est basé sur une célèbre nouvelle d’Alexandre Pouchkine.

Bien sûr, la grandiloquence de l’opéra est aux antipodes de la sobriété du style du poète saint-pétersbourgeois. Mais l’histoire gagne en profondeur psychologique : alors que l’Hermann de la nouvelle n’est obsédé que par l’argent et le jeu, dans l’opéra il est pris entre un amour sincère et l’obsession de faire fortune au jeu de cartes. Ce démon du jeu peut apparaître comme une métaphore des pulsions autodestructrices, sujet récurrent dans l’oeuvre de Tchaïkovski.

Tout n’est pas noir pour autant dans « La dame de pique ». Des passages comme le choeur de « petits soldats » en hommage à Bizet ou l’interlude de la « Bergère fidèle » avec danses et pantomime égaient l’atmosphère. Et renforcent le lugubre des autres scènes, comme celle dans la chambre de la comtesse. Celle-ci, personnage d’opéra atypique, énumère ses anciennes conquêtes en radotant un air de Grétry, puis se retrouve face à Hermann, amant improbable. Suit un premier dénouement et la descente aux enfers du troisième acte. Notons que les éléments fantastiques, très présents, sont un peu noyés dans le lyrisme. Une mise en scène efficace peut rattraper cela – par exemple le fantôme illuminé d’un vert bien phosphorescent sur le DVD de la version dirigée par Valeri Guerguiev. A la Philharmonie, en version de concert, il faudra laisser jouer son imagination en se concentrant sur la riche architecture musicale avec ses thèmes et ses rythmes récurrents – une chance tout autant qu’une contrainte.

Citations basées sur la traduction du livret par Lily Denis, « L’avant-scène opéra » no 119/120.
Le 16 octobre à 20h, Philharmonie.


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