Ni luttes entre idéologies, ni guerres entre nations. C’est ce dont on pouvait rêver en 1989, et c’est ce qui fut théorisé et mis au service de l’idéologie libérale. Dans la décennie et demie suivant la fin de la guerre froide, l’argumentation avait de quoi séduire.
La fin de l’histoire fut annoncée pendant l’été 1989, dans un article du philosophe Francis Fukuyama paru dans la revue étatsunienne « The National Interest ». En cette période du triomphe des doctrines néolibérales et d’ébranlement des régimes communistes, la thèse fit fureur, notamment par son raisonnement a contrario imparable en apparence : « l’épuisement complet d’alternatives systémiques au libéralisme occidental », comme écrivait alors l’auteur américain d’origine japonaise. Vingt-cinq ans plus tard, sans qu’une alternative systémique soit apparue pour faire de l’ombre au libéralisme, celui-ci a pourtant l’air mal en point. Tandis que la thèse de « The End of History » fait l’objet de jeux de mots plutôt que de réfutations savantes, tellement elle semble décousue. Que s’est-il passé pour que le rêve d’une histoire de l’humanité enfin apaisée se transforme en cauchemar ?
Cela avait pourtant bien commencé pour tout le monde. En cette année 1989, avant même la chute du Mur, la chape de plomb du communisme soviétique avait été levée à travers les réformes de Mikhaïl Gorbatchev en URSS, puis les négociations avec l’opposition en Pologne et en Hongrie (woxx 1292). Qui s’en serait plaint ? L’idée que la lutte contre le système capitaliste justifiait les moyens de répressions du passé était discréditée jusque dans les partis communistes européens eux-mêmes.
Quant au reste de la gauche, elle ressentait de toute façon un grand soulagement. Enfin dépassée, la division entre les communistes prosoviétiques et les autres, qui avait affaibli les mouvements socialistes pendant 70 ans ! Enfin effacée, la vulnérabilité des revendications radicales, qui se voyaient opposer inévitablement un « Vous voulez instaurer une dictature comme en URSS » ! L’ouverture politique des mouvements communistes, puissants à l’époque, et la disparition de l’épouvantail soviétique firent naître pour la gauche un immense espoir.
Superflu, le socialisme ?
Il fallut vite déchanter. L’héritage soviétique était encombrant pour tous ceux qui ne s’étaient pas résignés au social-libéralisme. Une des réussites présumées du système communiste, le dépassement des nationalismes, se révéla être une bombe à retardement, faisant éclater l’URSS et précipitant la Yougoslavie dans la guerre. Et si, dans les pays anciennement communistes, une partie des intellectuels rêvaient d’une transition vers un système social-démocrate, les populations entamaient la fuite en avant vers le capitalisme débridé. Au classement final du « concours de beauté » des deux systèmes de l’après-guerre, aucune qualité ne se retrouvait du côté communiste, toutes s’accumulaient du côté capitaliste. Que Ronald Reagan et Margaret Thatcher, figures de proue du néolibéralisme et de la confrontation entre blocs, apparaissent comme les artisans de la chute du communisme renforçait cette impression : hors du libéralisme, point de salut !
Ce soulagement imprégnait aussi l’article de Fukuyama : « Le 20e siècle a vu la descente du monde développé dans un paroxysme de violence idéologique, le libéralisme affrontant d’abord les restes de l’absolutisme, puis le bolchevisme et le fascisme, et enfin un marxisme actualisé qui a failli conduire à l’apocalypse ultime de la guerre nucléaire. » Mais, selon lui, il s’agissait de bien plus que de la fin de la guerre froide : nous serions devant « le point d’arrivée de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale ». La lutte entre le capital et le travail, à l’origine de la contestation marxiste, serait dépassée puisque « l’égalitarisme de l’Amérique moderne représente pour l’essentiel la réalisation de la société sans classes envisagée par Marx ».
Pour ceux qui restaient attachés à des valeurs de gauche, cela signifiait que revendiquer ponctuellement un surplus de justice sociale ou une réforme sociétale resterait possible, et deviendrait éventuellement plus facile, les forces conservatrices étant affaiblies par la disparition de l’épouvantail communiste. Mais même s’ils récusaient les arguments de Fukuyama tels que la présentation des Etats-Unis comme paradis égalitaire, ils savaient qu’il serait difficile désormais d’articuler des revendications de principe, de contester la logique réductrice du marché et de mettre en question le système capitaliste en lui-même. Et certains s’inquiétaient de la fin du « concours de beauté », qui signifiait que les élites du système capitaliste pourraient impunément abuser de leur hégémonie.
La fin des contradictions vantée par Fukuyama, la perspective d’une république « universelle et homogène » était dans l’air du temps. Dès 1988, le philosophe français Jacques Rancière avait commencé à travailler sur un texte publié en 1990 sous le titre de « La fin de la politique ». Pas pour approuver le type de discours proposé par Fukuyama, mais pour s’y opposer, sans y faire directement référence : pour Rancière, l’essence de la démocratie n’est pas l’égalisation des antagonismes ou l’acceptation d’un ordre commun, mais bien la conflictualité qui lui est inhérente. Loin de se réjouir de la pacification politique, il estime indispensable « cette puissance du `dèmos‘ qui n’est ni l’addition des partenaires sociaux ni la collection des différences, mais tout au contraire le pouvoir de défaire les partenariats, les collec tions et les ordinations ».
L’idylle du Global village
Or, la décennie qui suivit 1989 fut plutôt celle des règlements de conflits et de l’acceptation généralisée de politiques libérales et centristes. Ce fut tout d’abord la fin de la guerre froide qui facilita des négociations comme celles entre Israéliens et Palestiniens à partir de 1992, qui butèrent cependant sur l’assassinat d’Yitzhak Rabin en 1995 et subirent un blocage total à Dayton en 2000. Par contre, en Irlande du Nord, on aboutit aux accords du Vendredi saint en 1998, et au Timor oriental, la fin de la dictature en Indonésie rendit possible l’accès à l’indépendance en 2002. L’évolution la plus spectaculaire fut sans doute la marche triomphale du leader noir sud-africain Nelson Mandela, prisonnier libéré en 1990 devenu président en 1994 – sans que son pays ne devienne communiste pour autant, comme on avait pu le craindre avant 1989. En Amérique latine également, la fin de dictatures comme celle d’Augusto Pinochet ne donna pas lieu à un effet boomerang comme auparavant à Cuba ou au Nicaragua, mais fit accéder au pouvoir des gouvernements parfois de gauche, mais toujours attachés au libéralisme politique.
Du côté idéologique justement, un pays comme l’Inde abandonna dès 1991 les éléments socialistes de sa politique et entama un grand tournant néolibéral. La Chine donna un coup d’arrêt aux réformes à la suite de la répression du mouvement de la place Tiananmen. Mais, en 1992, Deng Xiaoping entreprit une sorte de voyage de propagande dans le sud du pays et obtint le retour à une politique d’ouverture et de libéralisation économique.
En France, le président socialiste François Mitterrand, parti en 1981 pour « changer la vie », avait abandonné toute ambition dès 1983 et fit campagne en 1988 avec le slogan « La France unie ». Entre 1986 et 2002, il y eut à trois reprises des cohabitations, avec un président de gauche et un gouvernement de droite, puis l’inverse, symbole de la perte des repères idéologiques. Brouillage des différences aussi en Allemagne, où Gerhard Schröder réussit le retour du SPD au pouvoir au prix d’un recentrage qui allait le conduire au fameux et très néolibéral Agenda 2010. Une évolution semblable mais bien plus affirmée eut lieu du côté du Labour Party britannique : Tony Blair avait lancé dès 1996 un manifeste du « New Labour ». Ce renouveau permit deux ans plus tard à la gauche de remporter ses premières élections depuis 1979 – pour mener ensuite des politiques de droite.
La fin de l’affrontement entre les deux blocs avait eu une conséquence directe et réjouissante : la disparition du spectre d’une troisième guerre mondiale – et nucléaire – qui avait hanté les humains pendant les décennies précédentes. Mais on n’en resta pas là ; l’intensification des interconnexions au sein du bloc occidental se transforma en triomphe de la mondialisation après 1989. L’année même où disparut le rideau de fer, Tim Berners-Lee donna l’élan pour la construction d’une toile de silicium. Le World Wide Web allait accélérer la convergence culturelle et économique, même s’il fallut attendre le « Dotcom Boom » de la fin de la décennie pour s’en rendre compte. On nota aussi une volonté inouïe de collaborer au niveau des problèmes écologiques, souvent de nature transnationale. En 1992 eut lieu le sommet de la Terre de Rio – également acte de légitimation d’une gouvernance mondiale -, puis en 1997 fut signé le protocole de Kyoto sur la réduction des gaz à effet de serre.
Mais s’agissait-il vraiment d’une convergence des politiques nationales telle qu’annoncée par Fukuyama ? N’assistait-on pas plutôt à la mise en place du « New World Order », décrété par le président George Bush père lors de la guerre du Golfe de 1991 ? Guerre menée pour rétablir l’intégrité territoriale du Koweït… et défendre les intérêts américains dans la région. De même, la libéralisation du commerce mondial à travers la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) était tout d’abord avantageuse pour la plus grande puissance économique et financière de la planète.
Berlin 1989 ou Iéna 1806 ?
Les limites entre les concepts de fin de l’histoire, de mondialisation et de « New World Order » sont floues. Pourtant, en 2008, Fukuyama précisa que son concept n’était pas couplé à une hégémonie américaine : « L’Union européenne représente bien mieux mon idéal. » Une Union qui avançait, lentement mais sûrement, en direction d’une intégration économique de plus en plus forte, avec le marché unique dès 1992, puis l’introduction de l’euro d’abord virtuel, puis, en 2002, sous forme de billets et de pièces. On peut penser que le choix des motifs des billets – éléments d’architecture et ponts plutôt que personnages et événements historiques – plaît aux adeptes de Fukuyama qui ont tourné le dos à l’histoire.
Contrairement à ce que peut laisser penser le simplisme des raisonnements d’une partie de ses disciples, la pensée de Fukuyama est profonde, subtile et, jusqu’à un certain point, très lucide. Ainsi, dans l’article mentionné plus haut, il fixe l’avènement de la fin de l’histoire non à 1989, mais à 1806. En effet, le philosophe américain emprunte le concept à son confrère français Alexandre Kojève, qui se réfère à leur prédécesseur Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Celui-ci aurait vu dans la défaite de la monarchie prussienne par Napoléon lors de la bataille d’Iéna la fin de l’histoire. Fukuyama évoque « la victoire des idéaux de la Révolution française et l’universalisation imminente d’une configuration intégrant les principes de liberté et d’égalité ». Imminente ? L’auteur admet qu’il restait « un travail considérable à fournir » – abolition de l’esclavage, extension du droit de vote à l’ensemble de la population – mais que les principes de base étaient établis de manière inaltérable il y a deux siècles. L’humanité n’aurait donc plus besoin d’histoire ou de philosophie, seul subsisterait le défi de l’organisation de l’activité économique. Kojève se serait en conséquence consacré à la construction européenne et aurait délaissé la philosophie, raconte Fukuyama – qui pourtant n’en a pas fait autant.
Clairement, cette argumentation est inacceptable pour les marxistes orthodoxes – rien que le fait que la fin de l’histoire ait eu lieu 12 ans avant la naissance de Marx doit les horripiler. Une lecture de gauche de Fukuyama est-elle pour autant possible ? Après tout, son constat de la fin de la lutte des classes et de l’ascension des classes moyennes est assez plausible. Et les idéaux d’égalitarisme et d’universalisme qu’il défend sont sans aucun doute ceux de la Révolution française. Affilié aux néoconservateurs dans les années 1980, Fukuyama a renié cette appartenance en 2006. Au matérialisme libéral qui croit que l’histoire est façonnée par la recherche du profit ou par le pouvoir politique et militaire, il oppose un idéalisme hégelien qui conçoit la démocratisation comme produit nécessaire de la modernisation des sociétés. Le problème, c’est qu’il insiste beaucoup sur les qualités du libéralisme économique et politique, mais délaisse l’enjeu de la justice sociale. Or, le refus de la République libérale au nom de la Rébublique sociale est précisément le point essentiel des affrontements entre socialistes et libéraux depuis le 19e siècle jusqu’à aujourd’hui.
Pourtant, cette incompatibilité des idéaux de gauche avec le discours sur la fin de l’histoire à son apogée, de 1999 à 2003, était loin d’être évidente. D’un côté, le rêve d’un libéralisme économique triomphant apportant avec lui la prospérité pour tous s’affirmait de plus en plus. Au tournant du siècle, l’OMC lançait le « Millennium round » pour libéraliser encore plus les échanges internationaux, tandis que l’ONU énonçait les « Millennium goals » – diviser par deux le nombre de pauvres avant 2015, etc. De l’autre, la violence de la guerre en Yougoslavie, puis le génocide rwandais pouvaient sembler incompatibles avec la reconnaissance universelle des droits humains attendue. La réponse fut d’y voir des « dérapages » dus à un reste de barbarie, devant laquelle la civilisation triomphante ne devrait plus se montrer impuissante comme elle l’avait été durant la première moitié des années 1990.
Des théoriciens du droit international s’attaquaient au principe de non-ingérence, des juristes mettaient en place des tribunaux pénaux supranationaux, aboutissant à la Cour pénale internationale en 2002. Quoi de plus normal ? La fin de l’histoire conduisait à concevoir les relations internationales comme une sorte de politique intérieure à l’échelle mondiale, avec, face aux « malfaiteurs », ses forces spéciales d’intervention et son appareil judiciaire.
Tuer pour civiliser
Un des ralliements les plus symboliques d’hommes de gauche à ce nouvel ordre fut celui de Joschka Fischer, ancien militant de la gauche radicale allemande, devenu leader des Verts, puis ministre des Affaires étrangères de 1998 à 2005. Suite au massacre de Srebrenica en 1995, il plaida contre le pacifisme radical de son parti. Quatre ans plus tard, il joua un rôle important dans la décision des puissances occidentales d’attaquer la Serbie pour protéger la population albanaise du Kosovo. Enfin, en 2006, Fischer publia un livre intitulé « Le retour de l’histoire » présentant pêle-mêle des justifications pour ses choix controversés et l’ébauche d’un nouvel ordre mondial basé sur le droit et la justice. Depuis, il s’est reconverti en homme d’affaires, monnayant son carnet d’adresses, tout en donnant des conférences à contenu politique grassement rémunérées – une manière différente de celle de Kojève de se résigner à la fin de l’histoire.
En 1999, lors du conflit du Kosovo, la communauté internationale semblait montrer qu’elle était capable d’agir. Les bombardements de l’Otan devaient servir à faire pression sur le gouvernement de Belgrade. C’était la première guerre entreprise par l’alliance, et elle agissait en dehors d’un mandat de l’ONU. Mais c’était pour la bonne cause, « pour des valeurs », expliquait le dirigeant britannique Tony Blair ; l’Otan s’était transformée « en bras armé d’Amnesty international », analysait l’intellectuel allemand Ulrich Beck. Un tournant s’amorçait : d’une part les mouvements pacifistes, nés pendant la guerre froide, étaient étirés entre l’attachement aux valeurs humanistes – ostentatoirement foulé aux pieds par Belgrade – et l’héritage d’un refus inconditionnel de la guerre ; d’autre part, au bout d’un bombardement de onze semaines, l’ordre nouveau, supposé incarner la civilisation et être au service des valeurs humaines, avait montré une première fois son visage hideux – les « dommages collatéraux » ayant évidemment été nombreux.
Alors que les doutes sur le bien-fondé de l’identification entre humanisme universel, mondialisation libérale et hégémonie américaine se renforçaient au sein des sociétés civiles, un hasard de l’histoire relança l’idée, deux ans plus tard, qu’il y avait une ligne claire qui séparait le bien du mal. Les attentats du 11 Septembre réunirent l’ensemble du monde occidental dans un mouvement fondé à la fois sur l’empathie avec les victimes et le rejet de la barbarie terroriste. Et c’est en tant que défenseurs de valeurs universelles que les Etats-Unis lancèrent la « War on Terror ». Pourtant, désormais, à côté de la théorie de la fin de l’histoire de Fukuyama allait s’imposer la thèse d’un autre intellectuel de droite américain. En 1993, Samuel P. Huntington avait publié, en réponse à son collègue, un article intitulé « The clash of civilizations ? ». Ce qui rapproche les deux est leur rejet du matérialisme déterministe, et Huntington partage l’idée de la fin des idéologies, mais pas celle de la fin de l’histoire. Des différences culturelles insurmontables allaient empêcher la formation d’un monde unifié et être à la base de conflits futurs. Les attentats de 2001 et la réaction en forme de guerre – plutôt que de traque policière – semblaient lui donner raison.
Coup sur coup, les Etats-Unis envahirent l’Afghanistan et menacèrent l’Irak en raison de ses liens présumés avec le terrorisme et des soupçons de possession d’armes de destruction massive. Alors que l’ensemble de la communauté internationale avait appuyé l’expédition afghane, les Etats-Unis eurent plus de difficultés à réunir une alliance pour intervenir en Irak. Pourtant, dans les deux cas, des arguments de type humanitaire étaient évoqués, tels que le sort des femmes afghanes ou la répression politique sanglante exercée par Saddam Hussein. En fin de compte, une bonne partie des pays européens, dont la France et l’Allemagne, refusa de suivre les Américains. Les impressionnantes manifestations contre cette guerre à travers les pays occidentaux y étaient sans doute pour quelque chose – la perspective d’une déstabilisation du Moyen-Orient et d’une longue guerre d’usure effrayait les opinions publiques.
Or, après une campagne éclair de trois semaines, le gouvernement de Saddam Hussein avait disparu, Bagdad était prise et la destruction de la statue de 12 mètres du dictateur diffusée en direct dans le monde entier. Comme en Afghanistan, l’invasion américaine en elle-même avait été une promenade militaire. Plusieurs résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU engagèrent alors l’organisation internationale à participer à la reconstruction d’un Etat irakien – une sorte de légitimation a posteriori de l’intervention entreprise, comme au Kosovo, sans mandat des Nations unies. Les événements donnaient-ils ainsi raison aux Américains dans leur croisade au nom de la civilisation universelle ?
Suite et fin (de l’histoire…) dans l’édition 1301 du 9.1.2015.