Activisme : Rendre visible l’insoutenable

Le collectif des colleuses anonymes veut interpeller public et politique sur le thème des violences faites aux femmes, du viol au féminicide – mais il se heurte à l’incompréhension et à la répression.

Déranger pour changer le monde : tel est le mode d’action du collectif des colleuses anonymes. (Photos : collectif des colleuses)

Régulièrement, les violences faites aux femmes en raison de leur sexe reviennent hanter les cycles de l’actualité. En France, la thématique a connu un récent pic, avec pas moins de trois féminicides ou tentatives en deux semaines pendant le seul mois de mai – dont un tout près de la frontière luxembourgeoise, dans la ville de Hayange, où un homme de 23 ans a poignardé à mort sa compagne en plein espace public. De là, l’affaire a conquis l’espace médiatique national.

C’est cet espace que les colleuses d’affiches anonymes veulent aussi occuper au Luxembourg, pour attirer l’attention sur une situation qu’elles ne sont pas les seules à estimer insupportable. Le woxx a pu rencontrer deux représentantes du collectif pour en savoir plus sur leurs pratiques et leur raison d’être. Le collectif, qui comprend une quinzaine de personnes, est assez hétérogène : « Nous ne sommes pas que des activistes féministes chevronnées », décrit l’une d’elles, « mais des femmes de tout âge, entre 18 et 60 ans, et provenant de toutes sortes de milieux. Il y en a parmi nous qui ne viennent que pour peindre les affiches et d’autres qui sont prêtes à prendre le risque de sortir la nuit pour les coller. Mais les deux activités sont cathartiques pour nous. Pour certaines, qui ont elles-mêmes connu des violences, traverser la nuit pour aller coller des affiches qui disent leur colère fait partie d’un processus de guérison. »

Le collectif a ainsi au moins deux raisons d’être : il y a la partie activiste, et il y a l’entre-soi, vu qu’il n’est ouvert qu’aux femmes et aux non-binaires. C’est donc un « safe space » pour toutes les femmes victimes de violences ou non. Une sensation de protection dont elles ont plus souvent besoin qu’on ne le croirait. Car même dans le paisible grand-duché, au 21e siècle et sous un gouvernement qui se veut progressiste, les colleuses dérangent. « Certaines ont une expérience de colleuses antérieure au collectif. Ce sont elles qui se sont rendu compte de la grande différence de réactions à nos affiches par rapport à d’autres qui pouvaient être politiques aussi, mais qui ne portaient pas de message féministe », décrit une membre du collectif. Il y aurait d’abord les réactions immédiates lors des collages, jusqu’ici verbales. Toutefois, les colleuses sortent toujours en groupe pour se protéger. « Et puis nos affiches sont systématiquement détruites. Pas uniquement par les services de la Ville de Luxembourg, mais aussi par des passants. Plus dérangeant encore, nos messages sont souvent détournés. En enlevant des mots des slogans, pour leur faire dire le contraire de ce qu’ils expriment, par exemple. »

Slogans enlevés systématiquement

Pas étonnant alors que les colleuses aient aussi eu maille à partir avec les forces de l’ordre à un moment ou un autre. « C’était la veille de la marche des femmes », raconte l’une d’elles. « Nous avions collé un slogan sur un vieux mur décrépit vers les marches qui relient la rue Notre-Dame et le Knuedler. Tout s’était bien passé et nous avions continué à suivre notre chemin, jusqu’à la rue du Fossé. Là, pendant que nous collions des affiches sur une boutique fermée depuis des lustres, une voiture de gardiennage privé passe et nous observe. À notre retour rue Notre-Dame, trois fourgons de police nous attendaient. Nous étions cinq colleuses, dont une documentaliste qui ne participait pas à l’action, devant six policiers. »

L’ambiance n’est pas trop mauvaise, au début du moins. Avec deux agent-e-s resté-e-s sur place, les colleuses enlèvent l’affiche du mur. C’est quand elles demandent si elles peuvent partir que le ton monte d’un cran : « On nous a signifié qu’il faudrait bien informer la Ville de Luxembourg. Et que si on s’y opposait, la patrouille pourrait bien nous retenir jusqu’au dépassement du couvre-feu afin de nous coller une amende. »

Ensuite, les colleuses allaient avoir plusieurs autres rencontres avec les forces de l’ordre, mais au commissariat, pour des interrogatoires – car la Ville de Luxembourg a effectivement porté plainte et demande pas moins de 320 euros de dédommagement pour des affiches… déjà enlevées. Ça fait cher pour enlever quelques restes de colle, tout de même. Pas moins de trois convocations sont adressées à des membres du collectif : « Après la première, nous avons décidé de ne plus rien dire. Les violeurs et assassins ont eux aussi droit au silence. »

Sensibiliser oui, déranger non

Finalement, la Ville de Luxembourg étend sa répression en portant plainte pour deux autres dates supplémentaires où des affiches ont été collées. « Pour nous, c’est clairement une tentative d’intimidation », expliquent les deux colleuses. « Quand on connaît les difficultés des femmes battues pour aller déposer des mains courantes au commissariat – ce que personne ne fait de gaieté de cœur –, pour parfois ne même pas être crues, cette histoire est vraiment disproportionnée. » Nous avons tenté d’en savoir plus en contactant le service presse de la Ville de Luxembourg, tout en adressant nos questions aussi à la bourgmestre Lydie Polfer. Après trois jours d’attente, un peu après la dernière deadline, nous avons reçu une réponse. D’abord, on nous rappelle le règlement général de police, qui interdit « de couvrir la voie publique de signes, emblèmes, inscriptions, dessins, images ou peintures », sauf autorisation de la bourgmestre. Et d’ajouter : « Cette disposition vise à maintenir l’ordre public sur le territoire en évitant notamment que la voie publique soit envahie de toutes sortes d’affiches, ce sans limitation. Vous comprendrez donc que la Ville ne peut dans le cadre de sa mission d’assurer le maintien de l’ordre public faire une distinction entre les personnes, sous peine d’instaurer une inégalité entre citoyens devant la loi. » Curieusement, nous n’avons pas eu de réponse à notre question de savoir combien de plaintes la Ville de Luxembourg a déposées ces deux dernières années contre des colleurs-euses d’affiches sauvages. Celle-ci s’est contentée d’ajouter qu’elle organise depuis plusieurs années des événements de sensibilisation sur la thématique, laquelle serait « naturellement importante, tout en restant dans un cadre légal ». Bref, tant que ça ne dérange pas, on peut sensibiliser.

Ce qui risque de ne pas satisfaire les colleuses, qui de toute façon ne veulent pas se laisser intimider et qui maintiendront leurs actions : « Nous appelons la population, toute femme ou non-binaire intéressée, à nous rejoindre. Il n’est pas possible que la politique ne s’en prenne qu’aux messagères », affirment-elles. Et leurs revendications vont plus loin : « Nous demandons au gouvernement d’enfin donner des chiffres et d’en tirer les conséquences. Il faudra aussi mieux former la police pour que ses représentants soient dotés d’un regard spécifique pour ces problèmes. »

Pas de données sur les féminicides au Luxembourg

Et il est vrai que le Luxembourg, comme souvent, manque de données précises pour encadrer ce problème que beaucoup ne veulent pas voir. C’est ce que nous a confirmé aussi le ministère de la Justice : « Vu que le féminicide n’est pas actuellement une infraction autonome au Code pénal, mais est considéré comme un meurtre, nous ne disposons pas de statistiques. » Et d’ajouter que la ministre Sam Tanson serait d’avis « qu’il serait bien d’avoir des données liées au sexe – même si l’infraction spécifique n’existe pas. En parallèle, nous travaillons à pénaliser plus durement les infractions ‘motivées par la haine’ ». Du côté du ministère de l’Égalité entre les femmes et les hommes, nous avons été renvoyés vers les cas de morts violentes dans le cadre de la violence domestique – alors qu’on peut se faire violer ou tuer un peu n’importe où –, qui sont recensés dans le récent rapport du comité Violence.

Nous n’en sommes donc qu’au début d’un long processus de prise de conscience de cette problématique spécifique, qui va du harcèlement de rue à l’assassinat. D’ailleurs, en parlant de harcèlement : dans une réponse à une question parlementaire du député socialiste Dan Biancalana sur une étude européenne qui mettait en avant que pas moins de 83 pour cent des femmes interrogées entre 16 et 29 ans évitaient certains endroits de peur de se faire harceler, et qui voulait en conséquence savoir si les « besoins spécifiques des femmes [étaient pris en compte] dans la planification de la politique de la sécurité intérieure », le ministre Henri Kox répond que « les besoins spécifiques de toute personne, sans distinction de sexe, sont pris en compte ». Il reste donc du pain sur la planche.


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