Les ami-es comme terrain de lutte. C’est ce que met en avant Alice Raybaud dans son premier ouvrage « Nos puissantes amitiés ». À la recherche de liens profonds en dehors de l’amour romantique, la journaliste revendique éloquemment l’amitié comme une force révolutionnaire.
Un groupe d’ami-es qui élèvent une enfant ensemble. Huit adultes qui vivent sous un toit – un château fort du 13e siècle dans le sud-est de la France – et partagent un même compte bancaire. Une maison de seniors autonomes à Montreuil. Ou encore des ami-es qui gèrent une ferme écologique : toutes et tous se ressemblent par une approche commune de leurs relations amicales.
En allant à leur rencontre, on apprend vite qu’il s’agit de cas uniques. Pour la majorité de la population, les relations amicales sont invisibilisées et délaissées. Le même phénomène se manifeste un peu partout dans notre culture : des films et romans jusqu’aux études sociologiques et bases de données, la priorité est accordée aux histoires romantiques et à l’Amour.
Cela n’a pourtant pas toujours été ainsi. Pour les Grecs et Romains de l’Antiquité, l’amitié était liée à l’épanouissement émotionnel ainsi qu’à l’idée de bonheur et de tranquillité. Elle constituait un pilier essentiel dans leurs vies, au point que l’élite créait des communautés d’amis dans de nombreuses écoles philosophiques. Ce n’est qu’au début du Moyen Âge que l’Église commença la chasse aux relations amicales, puisque, à ses yeux, elles occupaient illicitement la place accordée à l’amour de Dieu. Hormis quelques textes philosophiques postérieurs ponctuels (qui ne réfléchissaient toutefois qu’à l’amitié virile), l’amitié – surtout celle entre femmes – disparut alors des œuvres culturelles.
Plus tard, les sociétés capitalistes, notamment par leur politique de logement centrée sur la famille nucléaire, ont continué à mettre l’accent sur la vie en couple. Entre monogamie, propriété et parentalité, le chemin semblait tout tracé. Difficile alors de créer de nouvelles amitiés ou d’approfondir celles qu’on a quand on devient adulte. Au contraire de celles liées à l’amour romantique, les histoires amicales, elles, note l’autrice Alice Raybaud, manquent.
Au-delà du ressort romantique
Avec « Nos puissantes amitiés », son premier ouvrage, la journaliste du « Monde », où elle couvre notamment les thèmes de jeunesse et de société, met l’amitié au premier plan. Tandis que nos sociétés occidentales se heurtent à une croissante solitude et à une pénurie de ressources, comme le logement ou l’accès aux soins, l’autrice assure que, durant les quarante dernières années, les liens de l’amitié sont devenus à nouveau plus visibles. À travers des entrevues et des anecdotes personnelles, mais aussi des études sociologiques et des essais féministes, Raybaud met en avant d’autres modèles que celui du couple – tant pour la cohabitation ou les mouvements écologistes et féministes que pour élever des enfants.
Car si le choix – de façon très simplifiée – doit s’opérer le plus souvent entre le maintien d’une relation productive (destinée à la procréation) et celui des liens soi-disant plus « dispensables », l’autrice propose des exemples concrets afin de briser cette perspective et d’apprendre à entretenir d’autres formes d’amour. Nous débarrasser des hiérarchies relationnelles, elle le précise, ne signifie pas privilégier une forme d’amour plutôt qu’une autre ni dévaloriser l’amour romantique, qui peut très bien constituer un refuge. Il s’agit plutôt de nuancer notre notion « d’amour » et les endroits où nous pouvons rencontrer et cultiver celui-ci.
L’amitié, comme elle le rappelle à plusieurs reprises, est profondément politique. Les liens amicaux peuvent constituer « des menaces à l’ordre établi ». Dès le plus jeune âge, les enfants apprennent à mettre en place leurs relations suivant le modèle d’une société patriarcale. Les filles apprennent à se comparer, les garçons à rejeter l’intimité et à adopter un humour et des comportements sexistes, voire violents. Ce tissu social est repris dans de nombreuses structures, comme celles de la police ou de l’armée, où la douceur et la bienveillance font défaut. Or, ce sont justement ces attributs que Raybaud avance comme des outils efficaces d’organisation et de lutte.
Alors que les amitiés peuvent, tout comme les relations romantiques, être des espaces où les hiérarchies patriarcales sont reprises, Raybaud montre point par point et entretien par entretien comment de nombreuses personnes ont mis en question les normes établies et travaillé les relations sincères entre égaux-ales.
Des « lieux de résistance »
« Nos puissantes amitiés » est d’abord un manifeste. L’autrice y revendique un amour amical aussi fort et précieux que l’amour romantique et fait appel aux lecteurs et lectrices pour (re)mettre les amitiés au centre de nos vies.
Ce qui ressort de cet essai, ce sont les espaces de lutte qu’elle dévoile tout au long de l’ouvrage, à travers des entretiens avec des personnes de tout âge : des associations féministes, des communautés d’ami-es ou encore des collectifs LGBTQIA+ qui, depuis des décennies, trouvent dans leurs « familles choisies » un lieu de solidarité et d’identité collective.
Plus égalitaires que les couples hétérosexuels, où la femme est souvent encore celle qui réalise la plupart des tâches ménagères ou de soin aux proches, les amitiés peuvent aider les personnes discriminé-es à reprendre possession d’elles-mêmes ainsi que de leurs temps et efforts. Celles-ci peuvent ainsi se soustraire au jeu de séduction sociétal, où le couple (hétérosexuel) est souvent présenté comme le seul objectif valable. C’est à travers leurs amitiés, notamment, que les mouvements de la seconde vague de féminisme se sont rencontrés et mobilisés, explique par exemple la sociologue Lucile Ruault dans le livre.
Selon Raybaud, l’amitié peut alors poser une « menace » pour l’ordre patriarcal. Contraire à l’exploitation capitaliste, elle ne produit « a priori pas de lignée, pas de travail domestique gratuit, pas d’héritage… C’est peut-être en cela qu’elle est révolutionnaire, échappant à toute logique de contrôle ou de rentabilité ».
Une seule revendication : renforcer les liens amicaux
Tout au long du livre, l’autrice dévoile petit à petit les discriminations structurelles dans un système construit sur et pour la relation romantique d’un couple hétérosexuel. Elle n’oublie pas non plus les plus âgé-es ni le défi de la prise en charge des populations vieillissantes. Invisibilisées et seules, ces personnes pourraient vivre dans des maisons de retraite autonomes, en communauté et entouré-es de leurs ami-es, propose Raybaud. Ici, peut-être, le livre montre les limites de ses propositions. Une vie autonome ou entourée d’ami-es capables de venir en aide est loin d’être réaliste pour une grande partie des personnes les plus âgées. L’ouvrage n’accorde que peu d’attention au fait que beaucoup de relations amicales sont empêchées par des obstacles structurels, comme le marché du logement ou l’emploi précaire.
Basé sur des rapports, des données ainsi que des entretiens captivants, « Nos puissantes amitiés » est rédigé dans un style proche du reportage et de l’essai journalistique. Loin du manuel de « savoir-faire » et par moments un peu utopique, il convainc néanmoins par la qualité de sa réflexion. En abordant des thèmes difficiles – notamment le lien entre les amitiés et l’abus – et en montrant bel et bien que d’autres types de familles et de relations sont possibles dans certains cas, Raybaud pousse les lecteurs et lectrices à réfléchir à la place accordée aux amitiés dans nos vies. Dans ce sens, elle atteint tout à fait son objectif : prendre au sérieux l’amitié.