Le grand public n’aura plus accès aux informations sur les plus importants actionnaires des entreprises. Ainsi en a décidé la justice européenne en invalidant une disposition adoptée en 2018 pour lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme. La transparence cède à nouveau le pas à l’opacité en matière d’information financière.
Les juges européens ont asséné un coup de massue à la transparence financière ce mardi 22 novembre. Un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne interdira désormais au grand public d’accéder aux informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés. Les magistrats justifient leur décision en invoquant la protection de la vie privée et familiale ainsi que celle des données, inscrites dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Ils invalident de cette manière une disposition phare de la directive européenne adoptée en 2018 pour lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (voir online-woxx : woxx.eu/rbe2). Et donnent pleinement satisfaction à des acteurs économiques pour lesquels cette transparence était insupportable.
Ce texte contraignait chaque État membre à créer un registre des bénéficiaires effectifs (RBE) accessible « dans tous les cas à tout membre du grand public » et sur lequel devaient apparaître les noms des actionnaires d’une entreprise dès lors qu’ils en détiennent au moins 25 % des parts, mais aussi leur lieu et date de naissance. Quand bien même tout n’était pas parfait dans son registre, le Luxembourg s’était montré diligent en transposant cette directive dès janvier 2019 et passait presque pour un exemple quand d’autres pays européens traînaient des pieds pour s’exécuter.
Ces informations, principalement destinées aux entreprises elles-mêmes, étaient des plus précieuses pour les journalistes et ONG qui veulent savoir quels individus se dissimulent derrière une société suspectée de blanchir l’argent du crime organisé ou celui de la corruption, fléaux dont l’ampleur croissante suscite l’inquiétude tout aussi croissante des autorités chargées de les traquer. La société civile disposait ainsi d’un outil lui permettant de livrer à l’opinion publique des informations d’une portée assurément d’intérêt général.
« L’âge sombre de l’argent sale »
L’intérêt général, c’est aussi savoir qui possède réellement la richesse. L’affirmation n’est pas anodine quand les inégalités augmentent de façon indécente à travers le monde. Le phénomène s’est accéléré avec la crise sanitaire, au cours de laquelle les milliers de milliards d’argent public déversés pour faire face à la pandémie de la covid-19 ont surtout bénéficié aux plus riches. La fortune totale des milliardaires est passée de 5.000 milliards de dollars avant la pandémie à 13.800 milliards aujourd’hui, calcule l’ONG Oxfam. Dans le même temps, 160 millions de personnes se sont enfoncées dans la pauvreté.
Si le RBE ne suffisait pas à lui seul à identifier les gagnants de la mondialisation néolibérale, il ouvrait néanmoins la voie à une meilleure compréhension des stratégies d’évitement et d’évasion fiscale mises en place par les grandes fortunes pour accroître leur richesse au détriment du bien commun. Des informations, là encore, d’un intérêt général incontestable pour le public.
Il est peu dire que tout cela a modérément plu à une partie du monde des affaires, qui, au Luxembourg entre autres, a demandé l’abrogation de cette disposition en dégainant le prétexte de la protection de la vie privée et des données. Une contre-attaque efficace puisqu’il s’agit précisément des arguments avancés par les juges européens dans leur arrêt. Leur décision, sans appel possible, fait suite à une procédure intentée par Sovim SA, une société luxembourgeoise notamment détenue par un vieux routier de la « Françafrique », cette nébuleuse politico-affairiste dont le secret est l’une des marques de fabrique.
« Un tribunal européen renvoie l’UE à l’âge sombre de l’argent sale », dénonce la coalition Tax Justice Network dans un communiqué publié mercredi. C’est de fait bien un retour vers le passé que signe la justice européenne. Et là encore, le Luxembourg a fait preuve de diligence en annonçant dès mardi après-midi que l’accès libre au RBE est « provisoirement suspendu ». À l’avenir, seules certaines professions habilitées pourront disposer des informations sur les bénéficiaires effectifs. Journalistes et ONG n’en font a priori pas automatiquement partie. Pour l’opinion publique, le message est clair : « Circulez, y a rien à voir ! »