Dans les salles : Sorry We Missed You

Revenu bredouille de Cannes, Ken Loach propose avec « Sorry We Missed You » un brûlot sur l’ubérisation de la société dans son style habituel. Trop bien ficelé parfois, le film reste toutefois d’une efficacité redoutable.

Le terminal de livraison ne laissera pas la pause se prolonger bien longtemps. (Photo : Joss Barratt)

Il en a de la constance, Ken Loach, 83 ans. On ne compte plus ses films mémorables, toujours engagés, toujours profondément humains face au rouleau compresseur du libéralisme triomphant, qui paupérise inexorablement celles et ceux qui flirtaient déjà avec la limite de la pauvreté. Et s’il n’arrête pas à son âge, c’est qu’il croit qu’« un autre monde est possible et nécessaire ». Il l’a dit en 2016 dans un discours marquant lors de la réception de sa deuxième Palme d’or, pour « I, Daniel Blake ».

C’est peut-être d’ailleurs à cause de cette constance dans la colère que « Sorry We Missed You » n’a pas eu l’heur de plaire au jury du dernier Festival de Cannes. Il est vrai que le procédé utilisé par le cinéaste est souvent similaire. De plus, les scénarios de son acolyte Paul Laverty sont des modèles de ficelage qui laissent peu de place à l’imagination, instaurant par là un côté documentaire qui peut virer rapidement au déjà vu. Mais à y regarder de près, cet opus, à défaut de renouveler le langage de Loach, dénote une compréhension des changements survenus dans la société très pointue.

L’ambiguïté du titre montre également la maîtrise de la narration métaphorique : « Sorry We Missed You », c’est ce qui figure sur les avis de passage que laisse Rick, un père de famille criblé de dettes qui décide de prendre un boulot d’indépendant pour une société de livraison de colis ; mais « we missed you », c’est aussi ce que pourraient dire ses enfants, puisqu’il ne les voit presque plus. C’est justement parce que Rick est absent que Seb, son fils adolescent, se radicalise dans son rejet de l’école et de l’autorité. Quant à sa femme Abby, elle se résigne à effectuer ses tournées d’aide ménagère à domicile en transports en commun, car la vente de sa voiture a servi d’apport au crédit de la camionnette.

Ken Loach détaille avec précision l’entourloupe de cet emploi indépendant où les risques sont pris par le livreur et les bénéfices encaissés par l’entreprise, laquelle n’hésite pas à distribuer blâmes et punitions financières. Il filme longuement le métier d’Abby, qui s’occupe de personnes âgées sans avoir assez de temps pour véritablement bien faire… sauf à prendre sur ses soirées en famille ou à assurer des heures supplémentaires non payées. Voilà le côté documentaire que le cinéaste a déjà servi, et oui, le scénario de Paul Laverty est parfois cousu de fil blanc dans son écriture impeccable. Mais ici, la nouveauté est dans l’attaque frontale contre l’ubérisation de la société. De fil en aiguille, un travail aliénant perturbe puis bouleverse la vie d’une famille modeste. Et si Rick, Abby, leur fille Liza Jane ou Seb veulent bien admettre tour à tour porter une part de responsabilité, personne, mais alors personne ne pense à accuser ce qu’on nomme souvent le « système ».

Or ici, le système, ce sont en partie les personnes qui pensent – évidemment conditionnées par un discours mis en place au cours des dernières décennies – que commander en ligne à des multinationales (elles sont citées dans le film) et attendre une livraison rapide et bon marché est la panacée, plutôt que de se déplacer en magasin. Osons le dire, au risque de fâcher, car remettre en cause les choix de consommation est un tabou de notre société. Ken Loach le fait frontalement, décrivant même les altercations que Rick peut avoir avec certains clients ou certaines clientes. Au risque de tendre un miroir bien désagréable, et c’est justement cette liberté de ton qui rend son cinéma important. Parce qu’une autre société est nécessaire et possible, voudrait-on tellement penser avec lui. Au boulot.

À l’Utopia. Tous les horaires sur le site.

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