L’exposition #QueerSuperPower d’Estelle Prudent thématise les discriminations multiples subies par les personnes noires et queer en France. Le but n’est pas de hiérarchiser ou de comparer les souffrances, mais de briser le silence et de sensibiliser le grand public – ainsi que le milieu queer – aux défis qui se posent aux communautés marginalisées.
woxx : Dans #QueerSuperPower, vous montrez d’une part des portraits de personnes queer noires et vous exposez d’autre part des phrases racistes et anti-queer. Comment peut-on interpréter ce concept ?
Estelle Prudent : #QueerSuperPower est une combinaison de deux projets. Pour le projet ‘Penses Bêtes’, j’ai rassemblé toutes les phrases discriminatoires subies au cours de ma vie. Quelques années plus tard, j’ai brossé le portrait de la communauté queer noire dans le cadre d’une série de shootings gratuits à travers du projet #QueerSuperPower. Les expériences de ces personnes sont similaires : elles ont toutes rencontré des situations extrêmement humiliantes. J’en connais beaucoup qui se sont suicidées ces dernières années, à cause entre autres du climat raciste et homophobe en France. C’est le moment d’en parler publiquement.
Vous essayez surtout de les rendre visibles et de leur donner un moyen de s’exprimer.
Oui. Avec certain-es modèles, on s’est même retrouvé-es sur le lieu de la discrimination. Je ne leur ai pas imposé de sujet. Ce sont des personnes réelles qui racontent leurs histoires en quelques mots. Les modèles se sont réapproprié la situation. Ce discours a besoin d’authenticité.
Quels sont les défis que les personnes queer et noires rencontrent, notamment en France ?
Tout d’abord, elles sont invisibles : les personnes queer racisées ne sont pas représentées dans l’espace public, et leurs problèmes non plus. Elles vivent une autre réalité que les queers blancs et blanches, sachant qu’il y a des points communs en ce qui concerne les discriminations homophobes ou transphobes.
Mais ?
Je ne hiérarchise pas les discriminations, mais il y a quand même une différence lorsqu’on fuit son pays parce qu’on risque d’être condamné à mort à cause de son homosexualité ou de son genre. Le poids familial, religieux, culturel étant lourd dans un contexte intersectionnel qui n’accepte que rarement les personnes queer en général, aboutit à un rejet, à une exclusion – pour être ensuite racisé-e en France. Surtout en ayant espéré au départ y mener une vie plus libre et moins dangereuse. Il faut se libérer de cette toxicité et analyser l’attaque contre le corps non blanc : celui-ci est hypersexualisé et toujours lié à la sauvagerie, à l’exotisme. Ce sont des récits issus du colonialisme.
La réappropriation de la situation que vous avez mentionnée se fait aussi par l’écriture comme moyen de prise de parole.
Tout à fait. C’est pourquoi j’organise aussi des ateliers d’écriture pour les victimes de discriminations, en présence d’un-e psychologue. Il y a beaucoup de jeunes noir-es et queer qui subissent des expériences traumatisantes. En écoutant leurs récits, on comprend beaucoup de choses. Dans le cadre de l’exposition, j’observe souvent que le dialogue entre différentes personnes s’installe tout naturellement pendant la visite. Parfois, j’ai l’impression que les visiteurs et les visiteuses sortent avec un cœur moins lourd.
Est-ce que le milieu queer se montre solidaire ?
La communauté gay et lesbienne n’est pas si inclusive qu’on pourrait le penser, même à Paris. Surtout à l’égard des queer et/ou trans et/ou noires. J’ai déjà observé que certaines sont victimes d’agressions sévères de la part de femmes cisgenre et/ou lesbiennes blanches dans des bars pour ‘femmes’. En général, il y a beaucoup de transphobie dans le milieu gay, comme partout ailleurs.
Le milieu queer n’a donc pas non plus réagi positivement à l’exposition ?
Malheureusement non, pas intégralement. Quand j’ai exposé #Queer- SuperPower dans un bar homo à Paris, j’ai retrouvé des insultes racistes sur mes dessins le lendemain. Après en avoir discuté avec des clientes lesbiennes, je me suis aperçu qu’elles étaient convaincues que les personnes queer noires rencontrent les mêmes difficultés que les queers blancs et blanches. Elles ne comprenaient pas l’urgence du projet. Dans un centre LGBT parisien, quelqu’un a même jeté les feuilles à la poubelle.
Les réactions sont les mêmes quand vous êtes présente dans l’exposition ?
Parfois, les visiteurs et visiteuses parlent d’une manière inappropriée de mon travail. Quelqu’un l’a défini comme ‘exotique’ en ma présence. Quand je lui ai indiqué que ce mot me semblait déplacé dans ce contexte, il m’a répondu qu’il était gay – et qu’il savait lui-même ce qu’est la discrimination. Ce sont des phrases banales en apparence, mais qui pèsent lourdement sur les personnes racisées queer.
Comment jugez-vous la situation de la communauté queer en France en général ?
Dans le cadre de la loi sur la procréation médicalement assistée, les manifestations sont devenues de plus en plus violentes. La fraction anti-queer ne cesse de rejeter la parentalité des personnes ou des couples queer. Les gens se rassemblent dans la rue pour protester contre les vies des autres ; ils font une affaire publique de nos vies privées. Je trouve cela incroyable.
L’exposition suggère que l’homophobie transcende les barrières sociales.
Exactement. Quand j’ai été victime d’un abus sexuel il y a quelques années, j’ai fait une expérience hyper-violente avec une avocate. Elle a étudié mon dossier, et au moment où elle a su que je suis queer, elle m’a dit tout simplement : ‘Il a peut-être voulu vous aider dans votre homosexualité avec ce viol.’
Qu’avez-vous répondu ?
Qu’en tout temps, jamais le viol n’a guéri quiconque en quoi que ce soit.
Cela s’applique aussi aux victimes de racisme, dans le sens où les gens banalisent les attaques subies.
Absolument. C’est une question de privilèges. La situation sur le marché du travail, par exemple, est difficile. Il y a beaucoup de femmes noires qui sont licenciées sans recevoir les papiers nécessaires, qui ne sont pas prises au sérieux. Moi-même, j’ai subi des harcèlements et du racisme sur mon lieu de travail. Je l’ai signalé plusieurs fois aux responsables, mais rien n’a changé. J’ai perdu mon boulot finalement. C’est mesquin de la part des gens qui détiennent un pouvoir d’utiliser celui-ci juste pour nuire aux autres.
Est-ce que vous avez l’impression que le monde culturel représente une autre réalité ?
Non, pas vraiment. Les défis des personnes racisées et queer ne sont thématisés qu’au cœur des institutions spécialisées. La communauté n’est pas représentée dans les grands musées. Il faut s’imaginer que le débat que j’essaie de lancer s’inscrit dans la même temporalité que celui sur le ‘blackface’. Vous avez d’un côté des artistes queer et/ou racisé-es qui mènent un travail de fond sur la représentation des personnes queer et/ou racisées en y apportant leur émancipation. De l’autre, il y a les personnes qui ont accès à ces espaces culturels, qui y travaillent et qui y vivent, qui expliquent à quel point le ‘blackface’ n’est ni problématique, ni raciste et qu’ il n’apporte aucune toxicité, aucun impact … Comment cheminer ensemble?
Vous avez présenté Penses Bêtes comme projet final à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon. Comment le jury a-t-il réagi ?
Pour la présentation, j’avais choisi un concept différent : des installations totales et monumentales. J’avais préparé une édition de 500 pages à porter dans les bras pendant toute la durée – une heure – de la présentation. Si l’impact mental a pu échapper au jury, certainement pas l’impact physique : certain-es n’en pouvaient absolument plus et m’ont demandé de pouvoir déposer le livre. Un membre du jury a remarqué qu’il avait pensé que mon travail serait beaucoup plus ‘sauvage’. J’ai répondu : que je n’étais pas dans l’obligation ni de crier ni de hurler pour me faire entendre. Plus tard, il m’a dit qu’on s’aperçoit que j’ai une nostalgie pour l’époque du colonialisme… Il n’est pas facile de se faire entendre dans ce milieu, ni de montrer une représentation réaliste de la vie des queers noir-es.