Élections en Colombie
 : Le tournant historique 
d’un pays conservateur

Après cinquante ans d’un des conflits les plus violents au monde, la Colombie rêve avec espoir et optimisme d’une nouvelle page d’histoire. Dimanche 17 juin 2018, jour du second tour de l’élection présidentielle, un tournant décisif pour le pays et toute l’Amérique latine aura peut-être lieu.

Même menacé maintes fois de mort, le candidat Petro continue sa campagne. (Photo : EPA-EFE/Mauricio Duenas Castaneda)

« La memoria es un campo de combate, es una zona de tensión. » Nicolás A. Herrera Farfán

Cette élection sera la première présidentielle après la signature des accords de paix de 2016. Au second tour s’opposent Gustavo Petro de Colombia Humana (25 % des voix au premier tour) et Iván Duque de Centro Democrático (39 %). La participation au premier tour a atteint le record de 53 % (en 2014, elle se situait autour de 40 %).

Pour la première fois dans l’histoire du pays, un candidat de gauche est arrivé au second tour sans être assassiné, comme cela a été si souvent le cas, avec notamment les tragiques dénouements des campagnes politiques de Jorge Eliécer Gaitán en 1948, Luis Carlos Galán en 1989, Carlos Pizarro en 1990, sans oublier l’humoriste Jaime Garzón, critique de l’ordre politique national, assassiné en 1999 par des paramilitaires avec l’aide de membres des forces armées de l’État. Petro, menacé maintes fois de mort, est un des héritiers de tous ces combats avortés.

Ces élections ne sont pas seulement un duel entre l’extrême droite et la gauche indépendante, elles sont un moment de conscientisation politique et sociale à travers lequel des milliers de Colombiens sentent que pour une fois, « il y a de l’espoir ». De nombreuses personnalités de tous bords manifestent chaque jour leur soutien au candidat de gauche Gustavo Petro. Ingrid Betancourt (ancienne otage des Farc) a rejoint il y a une semaine la coalition pour la paix : « La Colombie est en train de vivre un moment extraordinaire. [Nous assistons à] la possibilité de consolider la paix et [de faire] que tous les Colombiens aient accès à la prospérité », explique-t-elle.

Uribe, le parrain politique de Duque, soupçonné de « narcopolitique »

Selon des observateurs internationaux lors de ce premier tour, « il y a eu de la fraude, mais sans commune mesure avec le passé, et les électeurs ont pu voter sur l’ensemble du territoire ». C’est notamment l’opinion de Christian Rodriguez, chargé des relations internationales pour l’Amérique latine au sein de la France insoumise. Petro soutient qu’« en Colombie, il y a toujours de la fraude et la plus importante se situe au niveau de l’achat des votes ». Mais la vraie dimension de la fraude sera dévoilée après le second tour, selon l’annonce du Procureur de la République. Malgré tout, un calme relatif a été souligné grâce à la démobilisation des Farc et à la trêve accordée par d’autres groupes insurgés dans la plupart des régions.

Parallèlement au calendrier politique, ces élections permettent aussi de réactualiser les nombreux procès menés à l’encontre de l’ex-président Uribe, dont Duque est le dauphin. En dépit des enquêtes sur Uribe pour crimes contre l’humanité et de l’emprisonnement de la plupart de ses collaborateurs, ce dernier fait encore partie de l’échiquier politique en tant que sénateur. Il est notamment soupçonné d’implication dans des disparitions de témoins et des « falsos positivos », exécutions extrajudiciaires où l’armée colombienne assassinait des civils innocents en les faisant passer pour des guérilleros morts au combat. « Une des violations des droits de l’homme les plus macabres de l’histoire de la Colombie », selon les journalistes Gerardo Reyes et Gonzalo Guillén. Récemment, en mai 2018, des suspicions portant sur les liens entre Uribe et les grands chefs de la mafia colombienne ont été relayées par des câbles diplomatiques américains à travers notamment le « New York Times ». D’ailleurs, l’alliance stratégique de son parti s’est faite avec les figures les plus conservatrices du pays, mêlant dans un « pot-pourri » « curés et tueurs à gages », d’après le journaliste Julio César Londoño.

(Illustration : Wikimedia)

Une démocratie fragile

Pour Humberto De La Calle, « l’arrivée au pouvoir de Duque signifierait renoncer au progrès en matière de droits et de libertés des Colombiens apporté par la Constitution de 1991 ». En effet, Uribe et Duque ont manifesté à de nombreuses reprises leur désir de réformer la Constitution en créant un lien de pouvoir direct entre le président et le système judiciaire. En outre, leur but est clairement de contrecarrer les accords de paix. Malgré cette intention explicite de violation des lois constitutionnelles, ce candidat est appuyé par trois ex-présidents des vieux partis qui se sont relayés au pouvoir (Uribe, Pastrana et Gaviria) et une grande partie de la classe dominante (les propriétaires des médias et le patronat). Pourtant, par respect pour les « millions de victimes du paramilitarisme, les millions d’exilés internes au pays et les millions qui ont vu leurs terres usurpées », Julio César Londoño dit qu’il est impossible de soutenir la candidature de Duque.

De son côté, Duque accuse Petro de mener le pays vers une dictature comparable à celle de Maduro au Venezuela. Néanmoins, si Petro gagne, il aura un contrepoids constitutionnel que Duque n’a pas.

Gustavo Petro est connu pour avoir dénoncé en tant que parlementaire les liens entre les paramilitaires et la classe politique, y compris dans le cas d’Uribe et sa famille. Menacé de mort, il a dû s’exiler en Belgique quelque temps. Même s’ils sont parfois en désaccord avec une partie de son programme, les partisans de la paix s’unissent autour de lui. Il a d’ailleurs signé des compromis avec les influents Antanas Mockus et Claudia Lopez (de la coalition de Sergio Fajardo et du parti des Verts, arrivés en troisième position lors du premier tour). Petro y réitère l’importance des énergies renouvelables, garantit l’égalité des genres et une éducation publique de qualité. Ces soutiens sont importants, car après un moment de flottement engendré par l’intention de vote blanc de Sergio Fajardo et de Humberto De la Calle, la situation est en train de basculer. Nous assistons à de multiples mobilisations citoyennes : signatures de pétitions par des universitaires, artistes et intellectuels manifestant leur soutien au candidat de « la paix », qui considèrent que Petro est un vecteur de changement social unique dans ce contexte historique. Et des millions de messages sur les réseaux sociaux expriment une prise de conscience collective : « On ne peut pas laisser passer ce grand moment ! »

Le programme de Duque : 
une remise en question frontale des accords de paix

Des journalistes de renom prennent également la parole : Maria Jimena Duzán votera au second tour pour Petro tout en n’étant pas « petriste », car il en va selon elle de « la survie de la nation ». Certaines minorités appuient pareillement Petro : communautés indigènes, afrodescendants, LGBT, etc. Au niveau international, de grands intellectuels ont à leur tour exprimé leur soutien au candidat de Colombia Humana, tels que l’économiste français Thomas Piketty et le Prix Nobel de littérature 2003 J. M. Coetzee. Et des manifestations de soutien à Petro ont vu le jour en Europe, notamment sur la symbolique place de la République à Paris. Luis I. Sandoval, journaliste d’« El Espectador », parle d’un « tsunami d’adhésions ».

Loin des spots publicitaires fabriqués en studio pour le candidat Duque, la campagne de Petro a été rythmée par de grandes mobilisations citoyennes et des débats sur les places publiques, ce qui est un événement assez rare dans les mouvements politiques en Colombie. Le candidat a voulu « restituer la place publique comme scène politique » afin de faire un pont réel entre le peuple et le changement. Il cherche à construire une « ère de paix » tout en insistant sur le lien entre la guerre fratricide colombienne et l’injustice profonde inhérente à la société du pays : « La base de la violence colombienne est l’inégalité sociale. »

Depuis un demi-siècle, la Colombie attend un moment de changement politique et social. Ce pays andin aux multiples ressources naturelles a toujours été gouverné par une poignée d’oligarchies familiales plus préoccupées par la vente du pays aux grandes puissances internationales que par un réel changement sociétal. Rappelons que sept bases militaires américaines sont encore aujourd’hui implantées en Colombie et qu’à cause d’un accord de libre-échange, le pays importe de la farine de maïs des États-Unis, alors qu’elle en produit elle-même en grandes quantités, mettant ainsi en danger sa souveraineté alimentaire.

La paix signée par Santos 
aura-t-elle réellement lieu ?

Le président Santos, membre d’une « dynastie » politique historiquement reliée aux plus grands médias colombiens (El Tiempo, Semana) laisse un processus de paix inachevé. Malgré son prix Nobel de la paix, « il existe encore des zones où la paix n’arrive pas », souligne le professeur Jorge Orozco de l’Université catholique Lumen Gentium. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que la Colombie signe des accords de paix. En 1984, ils ont abouti au génocide politique de plusieurs milliers de militants de gauche rassemblés sous l’Union Patriotica, sans que ces crimes soient encore punis. Il n’y a donc pas de corrélation évidente entre un accord de paix et une paix durable, si on considère que depuis 2016, plus de 200 leaders sociaux ont été assassinés, d’après le sénateur Iván Cepeda, porte-parole du Mouvement des victimes des crimes d’État. Pour Alfredo Molano, membre de la Commission de la vérité constituée après les accords de paix, « le conflit colombien a été minimisé et falsifié. On parle de plus de 6 ou 8 millions de victimes ». Pour cette nation, il s‘agirait bien d‘un mémoricide.


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