En Tunisie, un nouveau trafic d‘êtres humains: « Les geôliers laissaient entendre qu’ils allaient nous violer »

Depuis l’automne dernier, des migrant-es sont séquestré-es en Tunisie par des Subsahariens qui rançonnent leurs familles. Un trafic qui s’est développé face à la vulnérabilité grandissante de ces populations.

Un migrant subsaharien installé dans une tente de fortune face aux bureaux de l’Office international des migrations, à Tunis, en juillet 2023. (Photo : EPA)

Un nouveau trafic s’est développé en l’espace de quelques mois en Tunisie : des migrant-es d’Afrique subsaharienne en kidnappent d’autres afin de rançonner leurs familles. Seules quelques victimes ont osé déposer plainte, mais un chercheur, qui travaille sur le phénomène, estime sous couvert d’anonymat au vu de la sensibilité du sujet que « l’étape initiale est dépassée, il s’agit de réseaux structurés, nous sommes dans une phase de maturation ». Selon lui, « les dossiers sont peu nombreux car les Subsahariens sont en situation illégale et ils ont peur d’être arrêtés en allant au commissariat. Ils ne sont pas au courant des services offerts par les ONG donc ne se tournent pas vers elles ».

Ce nouveau trafic se nourrit de la situation vulnérable des migrant-es. Alors que beaucoup venaient en Tunisie pour travailler, leurs conditions de vie ont basculé le 21 février 2023 avec un communiqué de la présidence de la République tunisienne. Dans celui-ci, le président Kaïs Saïed considère que l’arrivée de populations subsahariennes en Tunisie est un « plan criminel pour changer la composition du paysage démographique ». Des mots qui peuvent surprendre alors que, selon les chiffres officiels, il y avait, à ce moment-là, un peu plus de 21.000 personnes en situation irrégulière sur le territoire tunisien, soit moins de 0,2 % de la population. Cette déclaration a entraîné des violences à l’égard des personnes à la peau noire dans les rues tunisiennes, mais également de la peur : les patron-nes qui embauchaient des subsaharien-nes ou encore des propriétaires qui leur louaient des logements les ont renvoyé-es ou expulsé-es, craignant, à leur tour, d’être visé-es. Certain-es migrant-es sont rapatriés volontairement dans leur pays. D’autres tentent de traverser la Méditerranée pour l’Europe. La Tunisie n’est plus un pays d’installation pour les migrant-es, mais un pays de transit.

En juillet 2023, des violences éclatent à nouveau. Cette fois, à Sfax, capitale économique du pays devenue en l’espace de quelques mois le principal point de départ vers l’Europe. La population locale, agacée par les campements insalubres des migrant-es en plein centre-ville, les prennent pour cible en les délogeant et en les remettant à la police. Les forces de l’ordre évacuent les étrangères et les étrangers, puis les abandonnent dans le désert, aux frontières communes avec l’Algérie et la Libye. Selon le rapport de l’Organisation Mondiale contre la Torture (OMCT), publié en décembre dernier, ces déportations n’ont pas cessé depuis, même si les autorités continuent de les nier.

L’histoire de Bintou* que le woxx a rencontré, confirme ces déportations. Arrivée légalement – les Guinéen-nes ont droit à un séjour de 3 mois – à Tunis en août 2023, la jeune femme de 32 ans souhaitait rejoindre son mari Bakary*, qui vient d’obtenir son statut de réfugié politique en France. Menacée par son ex-mari au pays, la trentenaire est pressée et ne supporte pas l’idée d’attendre la fin du processus de rapprochement familial en Guinée. Le 29 janvier dernier, à 6 heures du matin, elle monte dans un Zodiac à Sfax, à 260 km au sud de Tunis, espérant traverser la Méditerranée avec une cinquantaine d’autres subsahariens. Un voyage qui lui a coûté 1.500 euros mais n’aura duré qu’une heure. La garde-maritime tunisienne intercepte le pneumatique et ramène tout le monde au port de Mahdia, à 95 kilomètres au sud de Sfax. Les candidat-es au départ sont d’abord déporté-es vers l’Algérie dans un grand bus. Mais, sachant qu’Alger les refoulera, il n’y a pas d’autre choix que de marcher jusqu’à Nefta, une oasis du sud-ouest de la Tunisie. Là-bas, la garde-nationale intervient de nouveau et attrape celles et ceux qui ne peuvent s’enfuir en courant. Bintou a un pied enflé, elle est fatiguée et ne s’est nourrie que de dattes depuis deux jours. Elle est arrêtée. Le groupe est détenu une journée dans les locaux de la garde nationale avec d’autres migrant-es interpellé-es dans un autre cadre. Le 31 janvier, Bintou, huit femmes, trois enfants et deux hommes sont déporté-es dans le désert à la frontière avec la Libye.

Fouetté-es et électrocuté-es

Dès que la garde nationale tourne dos, les deux hommes – des Camerounais – du groupe abandonné dans le désert proposent de guider tout le monde jusqu’à Sfax contre la promesse de leur payer 600 dinars (176 euros) par personne une fois arrivé-es. Désespérées, les femmes acceptent. Mais Bintou est curieuse. Durant les trois nuits de marche et de jeu de cache-cache avec les sécuritaires, elle va interroger les guides et mettre en doute leur connaissance du terrain : « J’ai posé beaucoup de questions car j’avais l’impression qu’on marchait sans fin. À un moment donné, ils m’ont expliqué que c’était leur travail d’emmener les migrants de la frontière à Sfax pour faire la traversée. Ils ont dit que quand ils ne trouvaient pas de clients, ils se faisaient arrêter par la police pour guider les personnes qui sont déportées. »

De fait, la troisième nuit, le groupe est récupéré par un pick-up conduit par un Tunisien appelé par les Camerounais. Caché-es à l’arrière sous un filet, les femmes et les enfants sont ramenés à Sfax, où ils passent une nuit dans un appartement qui semble être habité par des Tunisiens. Ceux-ci demandent 600 dinars (173 euros) par personne mais refusent de donner les téléphones pour appeler les familles. Les deux Camerounais se présentent comme les « coxeurs », terme utilisé par les pays subsahariens pour désigner un passeur. C’est une compatriote, « Madame Aïcha », qui vient payer pour tout le monde. « On nous a vendues », estime Bintou. Les neuf femmes et les trois enfants sont emmené-es en taxi, direction la cité Ennour, à l’ouest de Sfax. Dans un immeuble de plusieurs étages, elles sont séparées et enfermées dans des chambres avec d’autres prisonniers.

Mariam*, une des camarades de Bintou, avec qui le woxx a pu également s’entretenir, décrit : « Nous étions privé-es d’eau, de nourriture. Nos geôliers, tous subsahariens, portaient des machettes, des fouets. On m’a giflée, on m’a empêchée de dormir… » Elle a aussi été menacée : « Les geôliers prenaient de la drogue. Ils nous laissaient entendre chaque nuit qu’ils allaient nous violer. » Elle affirme avoir vu des prisonnier-ères blessés après avoir été fouetté-es et électrocuté-es. Bintou, elle, assiste à la torture de deux jeunes guinéens. Fouettés avec une corde et filmés. Les vidéos sont envoyées aux familles pour les convaincre de payer.

Mariam a passé une semaine dans cet immeuble, avec son bébé de 16 mois. Sa famille a dû payer 6 millions de francs guinéens (651 euros). Dans son malheur, Bintou a eu plus de chance. Elle a été libérée au bout de trois jours. Selon les preuves fournies au woxx, Bakary, son mari, fait un premier virement de 500 euros le 4 février via Orange money, un service de transfert d’argent en Côte d’Ivoire. Mais on lui répond que l’Ivoirien qui a reçu l’argent a disparu. Il cherche alors un contact fiable. Les ravisseurs lui mettent la pression. Les appels sur la messagerie électronique Whatsapp s’enchaînent. Il y a ce numéro tunisien avec pour photo de profil un Subsaharien qui apparaît de face, ou encore ce numéro allemand avec la tour Eiffel comme image.

Les « coxeurs » en veulent plus

Grâce à un Guinéen habitant en France dont la femme est également retenue dans le même immeuble, Bakary entre finalement en contact avec un intermédiaire qui a déjà réussi à faire libérer des personnes. Il lui verse 450 euros, mais l’intermédiaire revient seul de la cité Ennour : les « coxeurs » demandent, en plus, à être rémunérés pour le trajet de la frontière libyenne à Sfax. Bakary verse à nouveau 200 euros. Bintou est en vie, mais elle n’a plus que son passeport et les vêtements qu’elle a sur elle. Elle marche mal, car son pied est toujours enflé et elle a des douleurs aux hanches. Elle se plaint également de problèmes au cœur qui lui valent une hospitalisation d’une semaine.

Bakary est en colère. D’abord, parce que sa femme lui a menti – il la croyait en Guinée, attendant le rapprochement familial -, mais surtout contre « ses frères ». Depuis la libération de Bintou, il n’a qu’une envie : faire arrêter les trafiquants. Et pour cause, il a lui-même été victime de traite humaine et de torture en Libye, avant d’arriver en France en 2017 : « Souvent, en France, on me dit : “ Les Libyens, c’est horrible ce qu’ils font…” Moi, je réponds tout le temps : “ Les premiers à m’avoir vendu, ce sont mes frères noirs ! ” »

En Tunisie, le phénomène n’a, semble-t-il, débuté qu’à l’automne dernier. Les modes opératoires se ressemblent : un service – le transport jusqu’à Sfax ou un hébergement – est proposé et les migrant-es se retrouvent prisonnier-ères. « La situation fait qu’il est difficile pour un migrant de prendre les transports en commun ou de se loger. Cette vulnérabilité nourrie les trafics, car les Subsahariens acceptent les propositions sans réfléchir », explique Hassen Messaoud, chef de projet chez Avocats sans frontières (ASF).

Aucune organisation n’a jusqu’à ici communiqué officiellement sur le sujet. Dans son rapport « Les routes de la torture », publié en décembre, l’Organisation mondiale de la Torture se contentait de noter : « Selon des activistes consultés pour cette étude, des bandes organisées pratiquant des enlèvements et des rançonnages de personnes migrantes seraient actives en Tunisie au niveau de Kasserine et de Sfax. » Avocats sans frontières a missionné deux avocates du barreau de Sfax pour défendre les victimes. Elles comptent une quinzaine de dossiers. Une autre ONG compte une dizaine de cas. La plupart sont liés à des migrant-es arrivé-es à Tebessa, en Algérie. Pris-es en charge par des passeurs pour être accompagné-es jusqu’à Sfax. Ils et elles sont ensuite vendu-es à des kidnappeurs. Mais l’ONG a aussi récolté trois témoignages de personnes attrapées en mer, déportées par la police puis kidnappées en voulant retourner à Sfax, comme Bintou et Mariam. Selon cette organisation, les forces sécuritaires ont fait quelques descentes et il y aurait eu des arrestations. Mais aussi des ratés : intervention dans une maison voisine (les téléphones des migrant-es étant volés, ils ne peuvent localiser leur lieu de détention), suicide des suspects pour éviter l’interpellation… Interrogées, les autorités sécuritaires n’ont pas répondu à nos sollicitations.

* Les noms ont été modifiés par mesure de sécurité.

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