État de crise : Entre Covid-19 et maladies infantiles

Dans un article paru dans le woxx fin avril sur le coronavirus et le paternalisme, le psychanalyste et philosophe Thierry Simonelli avait notamment reproché à la gauche d’avoir consenti à l’état de crise, qu’elle avait combattu des années plus tôt. Dans cet article, le député (et ancien journaliste au woxx) David Wagner lui répond.

Pas en position fœtale : Marc Baum à la tribune de la Chambre des député-e-s lors de la déclaration de l’état de crise. (© flickr_chd)

Peut-on se prétendre anticapitaliste, voire révolutionnaire, tout en ayant voté en faveur de l’article 32.4 de la Constitution, mettant ainsi en place l’état de crise et octroyant de ce fait au gouvernement les « pleins pouvoirs » ? Des pleins pouvoirs dont le corollaire sera inévitablement une réduction « inouïe » des libertés individuelles et un quasi-sabordage du parlement. Ceci d’autant plus que les députés du même parti se sont prononcés avec force contre l’introduction de cet article en 2017.

Il paraît évident que vu sous cet angle, l’opportunisme semble le disputer à la lâcheté. Les plus francophiles d’entre nous penseront au vote de l’Assemblée nationale en 1940, qui se saborda en accordant les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, suite à la drôle de défaite contre l’Allemagne nazie. Un sabordage consenti par une partie de la gauche parlementaire d’alors.

J’exagère volontairement l’argumentation de l’ami Thierry Simonelli parue dans les colonnes du woxx, il y a deux semaines de cela. C’est néanmoins l’impression générale que je retiens à l’issue de la lecture de cette tribune. La gravité et la complexité de la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement imposent une réflexion sur plusieurs niveaux. Cette réflexion est toutefois salutaire, car elle permet avec un certain recul d’agencer des éléments qui se sont précipités d’une manière inattendue.

Retournons donc en arrière. D’une perspective strictement parlementaire, quelques dates ont marqué l’activité des deux députés de Déi Lénk, de leurs attachés parlementaires ainsi que du bureau de coordination du mouvement.

Mardi 17 mars en début d’après-midi, la « Conférence des présidents », l’organe de la Chambre réunissant le président de la Chambre, les présidents des groupes et les représentants des sensibilités politiques (à titre d’observateurs), fut convoquée de manière urgente. Exceptionnellement, le premier ministre y était présent, afin d’informer la Chambre que le gouvernement, après avoir étudié toutes les alternatives, avait décidé d’avoir recours à l’article 32.4. de la Constitution.

En effet, le Conseil de gouvernement peut avoir recours à cet article, dans un premier temps, sans passer par le parlement, afin de prendre les mesures qu’il estime nécessaires. Il doit néanmoins présenter, dans un délai de dix jours, un arrêté prolongeant l’état de crise pour un maximum de trois mois et doit pour cela obtenir l’aval de la Chambre selon la même procédure que lors d’une réforme constitutionnelle (majorité de deux tiers sans possibilité de procuration).

Tandis que Marc Baum nous représentait à cette réunion, les attaché-e-s parlementaires et moi-même étions dans nos locaux. Assez rapidement, Baum nous envoie un SMS afin de nous informer de la volonté du gouvernement de recourir à l’état de crise. Que faire ? Certes, la réunion était à caractère strictement informatif, aucun vote n’était nécessaire. Mais il était peut-être encore temps de trouver des alternatives au 32.4, en ayant recours à d’autres voies légales au potentiel moins liberticide, afin de prendre certaines mesures de confinement et d’autres qui en découleraient. En vain. Et je dois avouer qu’à ce jour, nous ne connaissons pas encore d’alternative juridique qui aurait permis de prendre de telles mesures dans ce laps de temps extrêmement court.

Pas d’alternative juridique 
au 32.4

Plus tard dans la journée, convocation de la Chambre en séance plénière dans une configuration rocambolesque, les députés étant répartis, afin de garantir la distance de sécurité de deux mètres, dans la salle plénière et les salles de commission. Le premier ministre et la ministre de la Santé y firent leurs déclarations, suivies des déclarations de chaque groupe. Pas de vote encore sur le 32.4, mais il fallait déjà prendre position en vue du vote du 27 mars.

Entre-temps, le texte de l’arrêté, sur la base duquel le vote devait avoir lieu, était en cours de rédaction. Il est important de souligner une fois de plus que ce texte délimite le champ d’application des mesures que le gouvernement pourra prendre pour la durée de la période maximale de trois mois, celles-ci étant rendues caduques à son issue. Ces mesures sont prises par la voie du règlement grand-ducal et ne nécessitent donc que l’aval du Conseil de gouvernement – et elles peuvent déroger à la loi. On peut affirmer sans ambages que cette procédure se situe à mille lieues d’une démocratie autogestionnaire (tout comme le parlementarisme classique, d’ailleurs).

La politique ne se pratique pas dans l’éther. Les actes politiques subjectifs se pratiquent dans un contexte objectif donné. Alors que les réflexions a posteriori, surtout dans les pays riches et industrialisés, se font désormais jour quant aux mesures considérées comme étant disproportionnées en opposition à la gravité supposée moindre du Covid-19, il n’est pas inutile de se remémorer la situation de la mi-mars. C’est à ce moment que la fameuse « courbe » des infections et des morts partait en flèche. Nous étions alors abreuvé-e-s des images et des témoignages des personnels hospitaliers d’une Italie en proie à une détresse sanitaire sans précédent. L’Est de la France, frontalier du Luxembourg, semblait emboîter le pas à la péninsule méditerranéenne. La question se posait de savoir si la France n’allait pas réquisitionner son personnel médical et hospitalier, ce qui aurait provoqué un effondrement du système sanitaire au Luxembourg, dont les victimes collatérales ne se seraient pas limitées aux personnes atteintes du Covid-19.

Certes, la courbe a fléchi et il semble que la situation est désormais plus ou moins maîtrisée sur un plan sanitaire. L’histoire nous dira – peut-être – si cette accalmie est directement corrélée aux mesures de confinement rapides qui ont été prises. Toutefois, il n’est pas inutile de dépasser l’horizon eurocentré et de s’intéresser à d’autres régions du monde. Il apparaît alors que dans certaines régions d’Amérique du Sud, les débats y sont tout autres, y compris à gauche.

Ce continent a la particularité d’avoir atteint un niveau de développement à mi-chemin des régions industrialisées du globe, tout en conservant encore des caractéristiques propres aux régions les plus sous-développées en termes d’infrastructures publiques et sociales. C’est cette particularité qui le démarque tant des régions très industrialisées que des régions les moins industrialisées (le terme « industrialisé » étant probablement impropre en raison de la désindustrialisation du monde occidental).

Prenons pour simple exemple le colosse brésilien : il semble que le Covid-19 ait été introduit par la bourgeoisie – très majoritairement « blanche » – par sa propension, à l’instar de l’ensemble de la bourgeoisie mondialisée, à voyager à travers le globe. Ce sont néanmoins les régions et les populations les plus pauvres, déjà « confinées » depuis des décennies dans leur pays, si ce n’est dans leur État fédéral ou leur ville ou village, qui se voient complètement dépassées. Dans la ville de Manaus, capitale de l’Amazonie, on a dénombré une centaine de morts… par jour, pour une ville comptant à peu près deux millions d’habitants. Rapporté à une ville comme Luxembourg, ce chiffre s’établirait à une demi-douzaine de morts quotidiens, environ deux morts quotidiens à Esch-sur-Alzette.

La pandémie a compliqué le travail parlementaire : légiférer par écrans interposés n’est que la plus petite difficulté. (© flickr_chd)

Les raisons de cette catastrophe sont évidemment multiples et ne tiennent pas uniquement aux mesures de confinement plus ou moins respectées. Elles découlent aussi d’une absence d’infrastructures sanitaires, d’une grande partie de personnes vivant dans la pauvreté et dans des conditions d’hygiène désastreuses ainsi que de l’impossibilité, pour beaucoup, d’interrompre leurs activités économiques informelles. Il n’est donc pas étonnant que la gauche radicale brésilienne, à l’instar du Partido Socialismo e Liberdade (PSOL), revendique des mesures de protection plus contraignantes, notamment afin de protéger les populations les plus pauvres et les plus exposées.

On ne peut évidemment comparer le Brésil au Luxembourg, ni par la taille, ni par les conditions économiques et sociales, ni par la structuration étatique (fédéralisme versus centralisme), ni non plus par la législation relative à l’état d’exception. De toute façon, le Brésil a malheureusement raté la fenêtre de la réaction rapide.

À l’instar des déclarations du philosophe et juriste Johan van der Walt dans son entretien du 1er mai dans les colonnes du woxx, j’estime que la validité de l’état d’exception doit être mesurée – et cela vaut pour la gauche radicale – à l’aune des intérêts de la classe travailleuse du pays. Alors que nous nous focalisons sur les restrictions, réelles, liées à la liberté de circuler, nous oublions trop vite les mesures coercitives prises à l’encontre des entreprises, les forçant à réduire ou à adapter leurs activités dans l’intérêt du salariat.

Sans vouloir sombrer dans le « populisme » le plus primaire, je voudrais convaincre certain-e-s camarades exerçant dans des domaines plus privilégiés – et tant mieux pour eux et elles – d’avoir à cœur cette dimension de la problématique.

Faut-il pour autant s’en remettre à des mesures prises dans le cadre de l’État « bourgeois » ? Voter des mesures dans le cadre du 32.4 alors que nous combattions cet article il y a peu revient-il à remettre en cause le caractère anticapitaliste de notre mouvement ? L’équation est simpliste et nécessiterait un développement plus approfondi.

La politique ne se pratique pas sur un divan

Thierry Simonelli nous a suggéré, dans un échange sur Facebook (machinerie soit dit en passant plus problématique que le 32.4) que nous aurions dû voter contre pour ensuite nous recroqueviller « en position fœtale » pendant trente minutes et « attendre que ça passe ». Mais la politique ne se pratique pas sur un divan et ne se limite pas aux atermoiements d’un narcissisme fragile de bourgeois. Lorsque Lénine s’est installé dans le train impérialiste du kaiser Guillaume II pour rejoindre Petrograd, gageons qu’il ne s’est pas écroulé « fœtalement » sur la banquette en attendant d’arriver à destination. Par ailleurs, même si notre position, lors du vote, fut exposée publiquement par Marc Baum à la tribune du parlement, elle n’était pas le fruit d’une lubie personnelle, mais d’une discussion interne collective.

Pour établir un parallèle moins grandiloquent : lorsque nous critiquons, par principe, la subvention loyer, car nous considérons qu’elle constitue, in fine, une subvention aux propriétaires et qu’elle ne remet pas en question les conditions de propriété immobilière, nous ne nous opposons pas à sa revalorisation, fût-elle minime, car malgré son caractère pervers, elle permet à certain-e-s locataires pauvres de souffler un tout petit peu plus. Ceci ne nous empêche pas de nous en prendre, de manière très solitaire jusqu’à peu, à la véritable responsable de la crise du logement qu’est la bourgeoisie foncière et financière.

C’est toute la complexité de la pratique anticapitaliste, voire révolutionnaire, qui s’inscrit toujours, par la force des choses, dans un cadre où les adversaires définissent les règles du jeu et ont un coup d’avance. Jusqu’au jour où les « conditions objectives », comme on dit dans le jargon, permettent un saut qualitatif historique. N’ayant pas le génie de Lénine, j’avoue pouvoir me tromper, mais je doute que ces conditions aient été réunies le 24 mars 2020 au Luxembourg.

Peut-être le seront-elles bientôt. Beaucoup de militant-e-s de différents horizons s’y préparent à l’heure actuelle. Cela nécessitera beaucoup plus que des déclarations « de principe », mais un travail tant théorique que pratique, avec toutes les difficultés mais aussi possibilités que représente le fastidieux travail collectif à l’origine de tous les mouvements anticapitalistes. Ce travail se fera sur terre et non dans l’éther.


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