Le Rwanda commémore cette année les 30 ans du génocide des Tutsi·es. Au centre de la mécanique infernale des tueries se trouvait le colonel Théoneste Bagosora, dont nous avons couvert le procès devant la justice internationale en 2005. D’abord prononcée à perpétuité, sa peine a été ramenée à 35 ans de prison en appel. Il n’a jamais exprimé le moindre remords pour la mort des 800.000 victimes du génocide, en grande majorité tutsies.

Le colonel Bagosora n’a jamais exprimé le moindre remords pour le génocide des Tutsi·es. (Dessin : Isabelle Cridlig)
« Bagosora a fait exactement ce que je conseillais de faire à mes clients arrêtés en possession de marijuana quand j’étais avocat : dire à la police qu’ils ne savent pas de quoi il s’agit », s’agace le procureur Drew White à la sortie de prétoire où nous le croisons ce 16 octobre 2005. Le magistrat canadien boucle alors cinq jours de contre-interrogatoire du colonel Théoneste Bagosora devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), installé à Arusha, dans le nord de la Tanzanie. Face aux questions de l’accusation, le cerveau du génocide répond avec morgue et agressivité, les échanges sont brefs et tendus.
Au dernier jour de ce face-à-face, le procureur fait projeter sur les écrans de la salle d’audience une photo d’une rue jonchée de cadavres. Le cliché a été pris en avril 1994 dans une commune située au sud de Kigali, la capitale du Rwanda. Quand il lui demande de décrire la photo, Bagosora botte cyniquement en touche : « Je vois des amas, mais je ne sais pas les identifier. » Le procureur le relance : « Colonel, si vous regardez cette photo, je vais vous suggérer que les corps qui apparaissent là se trouvent au milieu de la route. » Bagosora poursuit son jeu de dupes : « Je ne vois pas la route », martèle-t-il à trois reprises, avant d’ajouter à nouveau : « Je vois un endroit où il y a des amas, pêle-mêle. » Confronté à une autre photo prise en 1994, où l’on voit les cadavres d’une femme et d’un enfant, l’ancien militaire parle d’un « tableau », « d’abstraction ». Il refuse obstinément de reconnaître des victimes du génocide des Tutsi·es. Il en nie d’ailleurs la réalité et la planification.

La procureure principale Barbara Mulvaney et le procureur Drew White, lors du procès du colonel Bagosora en 2005. (Dessin : Isabelle Cridlig)
Durant les six semaines de son interrogatoire principal devant la 1re chambre du TPIR, le colonel ne varie pas dans sa défense. Il rejette tout en bloc et minimise son rôle. Quand les tueries avaient débuté, le 6 avril 1994, après la mort du président dans un attentat contre son avion, c’est pourtant lui qui s’était imposé à la tête d’un « comité de crise » sans légitimité institutionnelle. Directeur de cabinet du ministre de la Défense, il était la plus haute autorité militaire du pays en l’absence de ce dernier, alors en déplacement à l’étranger. Déniant tout pouvoir au gouvernement de transition mis en place dans le cadre d’un accord de paix inter-rwandais, il avait réorganisé l’armée et présidé à la mise en place du « gouvernement intérimaire » qui dirigea le petit pays d’Afrique centrale durant les 100 jours du génocide. Du 6 au 9 avril 1994, Bagosora avait enclenché la mécanique des tueries.
« Peine d’emprisonnement à vie »
D’avril à juillet 1994, plus de 800.000 personnes, essentiellement des Tutsi·es, mais aussi des Hutu·es modéré·es, furent massacrées par des militaires de l’armée régulière et par une partie de la population civile hutue, chauffée à blanc par des décennies de propagande ethnique. Preuve de la planification, dès le 7 avril, des barrages dressés sur les routes du pays par les miliciens Interahamwe s’étaient mués en piège mortel pour les Tutsi·es qui tentaient de les franchir. Des personnalités politiques, dont la première ministre et le président de la Cour constitutionnelle, étaient assassinées par des militaires d’après des listes préétablies.
Tout du long de son interrogatoire devant le tribunal d’Arusha, Bagosora rejette la responsabilité « des massacres excessifs » sur le Front patriotique rwandais (FPR), une rébellion constituée en Ouganda par des exilé·es tutsi·es du Rwanda et leurs descendant·es, qui réclamaient leur droit au retour dans le pays. Quand le FPR avait déclenché une offensive militaire en octobre 1990, Bagosora fut notamment chargé d’armer des milices d’autodéfense dans l’ensemble du pays. Certaines devinrent de véritables escadrons de la mort, bien avant le génocide.
Après avoir été interrogé par le procureur, Bagosora s’exprime une ultime fois sous la houlette de son avocat français, Raphaël Constant. Alors que l’audience prend fin, le colonel demande à lire un message à ses compatriotes « qui ont suivi le procès ». Il se lance, grandiloquent : « Rwandaises, Rwandais, je m’incline devant toutes les victimes de la guerre que le FPR a déclenchée le 1er octobre 1990… » Sur le banc de l’accusation, l’Américaine Barbara Mulvaney, procureure principale, bondit, furieuse : « Il s’agit là d’un discours politique, nous sommes dans un prétoire, c’est hors contexte ! » Le président de la chambre, le juge norvégien Eric Møse, accepte l’objection et prie poliment, mais fermement, le colonel de prendre place sur le banc des accusés. Il y rejoint trois autres anciens officiers supérieurs de l’armée rwandaise, également poursuivis dans cette procédure appelée « Militaire I » par le TPIR.
Le verdict est prononcé trois ans plus tard, le 12 décembre 2008, dans l’enceinte du tribunal. « Un génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre ont été perpétrés au Rwanda après le 6 avril 1994. Les souffrances humaines endurées et les massacres perpétrés dans ce cadre sont d’une ampleur insondable », déclare le juge Møse. « Certains faits peuvent être interprétés comme établissant l’existence d’un plan visant à commettre le génocide, en particulier lorsqu’on tient compte de la rapidité avec laquelle les meurtres ciblés ont été perpétrés immédiatement après que l’avion du président eut été abattu », poursuit le magistrat. La chambre considère que « Bagosora était la plus haute autorité du ministère de la Défense et qu’il a exercé un contrôle effectif sur l’armée et la gendarmerie du 6 au 9 avril ». Le colonel est tenu responsable des assassinats de la première ministre, de quatre politiciens de l’opposition, de dix Casques bleus belges et des massacres perpétrés par l’armée pendant ces trois jours. Il est également reconnu coupable d’exterminations de Tutsi·es réfugié·es dans divers lieux de cultes et sur des barrages.
« Le colonel Bagosora est par conséquent coupable de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre », conclut le président du tribunal, qui prononce la sentence : « Peine d’emprisonnement à vie. » Parmi ses trois coaccusés, deux autres anciens militaires écopent d’une peine identique, tandis que le troisième, le général Gratien Kabiligi, chargé des opérations militaires de l’armée rwandaise en 1994, est acquitté.
Bagosora détenait le pouvoir
En attendant que le TPIR trouve un pays prêt à l’incarcérer dans l’une de ses prisons, Bagosora commence à purger sa peine au centre de détention de l’ONU, à Arusha. Il y fait appel de son jugement, contestant son rôle de premier plan dans le déclenchement du génocide, mais aussi le fait d’avoir ordonné directement des assassinats et des viols. La Cour d’appel rend son arrêt en décembre 2011. Celui-ci confirme que c’est bien le colonel qui exerçait le pouvoir sur le pays dans les premiers jours du génocide. Mais, faute de preuve suffisante, la cour ne retient pas sa condamnation pour avoir ordonné les assassinats et massacres de masse dont il était accusé. Les magistrats de l’appel considèrent néanmoins que sa responsabilité était engagée, car il n’avait rien fait pour empêcher ou mettre fin au génocide, alors qu’il en avait le pouvoir. La peine d’emprisonnement à vie est ramenée à 35 ans de prison, un allègement contesté par deux juges de l’appel, qui en ont fait état dans une « opinion dissidente ».
Au fil des 20 dernières années, historiens, chercheurs et journalistes ont apporté de nouveaux éléments sur la responsabilité du « colonel de l’Apocalypse ». Notamment son appartenance à l’Akazu, un groupe informel constitué de proches du président Juvénal Habyarimana, tué le 6 avril 1994, et surtout de l’épouse de ce dernier, Agathe Habyarimana. D’abord connu pour le détournement des richesses du pays, l’Akazu a ensuite joué un rôle déterminant dans la perpétuation du génocide.
Transféré dans une prison de Bamako, au Mali, le colonel Bagosora y est décédé en septembre 2021, à l’âge de 80 ans. À aucun moment, il n’a exprimé le moindre remords ou regret.
Son procès et celui des autres militaires jugés dans le même temps a été le plus important mené par le TPIR, avec 409 jours d’audience, 242 témoins entendus, plus de 6.000 documents produits à charge ou à décharge, plus de 30.000 pages de comptes rendus et des centaines d’heures de vidéos des audiences (consultables en ligne sur le site du tribunal).

(Photo : Capture d’écran TPIR9
La juridiction a fermé ses portes en 2015, transmettant les affaires encore pendantes au Mécanisme pour les tribunaux pénaux internationaux, situé à La Haye. Sur 93 personnes mises en accusation, 62 ont été condamnées. Créé pour juger les principaux responsables du génocide des Tutsi·es, le TPIR avait été mis en place par le Conseil de sécurité des Nations unies le 8 novembre 1994, soit moins de quatre mois après la fin des massacres, qui avaient été stoppés par la victoire militaire du FPR. Cette proximité dans les dates illustre l’indifférence, l’inaction, voire la complicité de la communauté internationale face à l’élimination de plus de 800.000 personnes. Dès février 1994, les États-Unis avaient alerté sur un risque de génocide, tandis que la France de François Mitterrand allait apporter un soutien inconditionnel au régime génocidaire durant les trois mois de son sinistre gouvernement.
Pendant ses onze ans de fonctionnement, le TPIR a été l’objet de nombreuses critiques, notamment pour sa lenteur et son fonctionnement dispendieux. Mais lorsqu’il avait débuté ses travaux en 1994, il partait d’une feuille quasi blanche, le seul précédent sur lequel il pouvait s’appuyer étant le procès de Nuremberg, qui avait jugé les hauts dignitaires nazis en 1945. D’emblée, le TPIR avait établi la réalité du génocide, ne laissant aucun espace aux thèses négationnistes. Il a été la première juridiction à juger d’un crime de génocide (défini en 1948), et il a aussi été le premier tribunal à reconnaître le viol comme moyen de perpétrer un génocide.
« Je pense que le TPIR, par la multiplicité des affaires jugées, a contribué à développer la justice pénale internationale. Il a établi une jurisprudence qui permet aujourd’hui à cette justice de fonctionner, de résoudre de nombreux problèmes auxquels elle est confrontée », déclarait l’ancien procureur canadien Drew White à la télé néo-zélandaise, en 2021. Dans le même entretien, il mettait en garde contre la persistance du négationnisme du génocide, alimentée par des extrémistes hutu·es résidant en dehors du Rwanda.
« Tous les mois d’avril, j’ai encore 14 ans »
Au pays des mille collines, les références ethniques ont été définitivement abolies et chaque année, pendant plusieurs jours, le pays commémore cette funeste période. Ce devoir mémoriel est devenu d’autant plus crucial que près de 80 % de la population rwandaise est désormais née après le génocide. Le 7 avril dernier, le président Paul Kagamé, au pouvoir depuis 1994, a ravivé la flamme du souvenir au Mémorial de Giozi, à Kigali. Devant un parterre de chefs d’État, de ministres et de diplomates étrangers, il a une nouvelle fois accusé : « C’est la communauté internationale qui nous a tous laissé tomber, que ce soit par mépris ou par lâcheté. » Absent remarqué de ces cérémonies, le président français, Emmanuel Macron, a reconnu ces dernières années la responsabilité de Paris dans le génocide, tout en niant sa complicité.
Longtemps tabou en France, le génocide des Tutsi·es est désormais débattu dans l’espace public. Les médias hexagonaux y ont consacré une importante place ces dernières semaines. Mais contrairement aux États-Unis, la France refuse toujours de présenter des excuses au Rwanda, Emmanuel Macron espérant le « pardon des rescapés ».
Annick Kayitesi-Jozan avait 14 ans en 1994. Depuis trente ans, c’est précisément de son vécu de rescapée qu’elle témoigne. Auteure de « Nous existons encore », paru en 2004, c’est la voix étranglée qu’elle racontait le 6 avril dernier, sur France Inter, ses traumatismes et sa défiance envers le mot génocide : « J’ai perdu toute ma famille. Quand ma mère a été tuée, on m’a fait nettoyer son sang, ça ce n’est pas contenu dans le mot génocide. Cela fait 30 ans que j’attends de trouver le corps de ma mère. Les tueurs savent où elle est. Ils ont laissé son corps aux chiens, le mot génocide ne dit pas ça. Le mot génocide réduit. Il ne dit pas le traumatisme dans lequel cela nous a plongés. Ce mot-là, je ne le supporte pas parce qu’il va trop vite, il est banalisé. Je pleure parce que tous les mois d’avril j’ai encore 14 ans. »
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