Géorgie : En Pankissi, des voix féminines qui portent

Au propre comme au figuré, les femmes de la vallée de Pankissi en Géorgie donnent de la voix pour lutter contre les préjugés qui touchent la communauté kiste et promouvoir leur vision d’un islam humaniste.

La cérémonie du zikr se tient tous les vendredis midi à Duisi. Elle est dirigée par Raïsa Margoshvili, qui est aussi la chanteuse principale du groupe Aznash. (Photos : Julien Pebrel/MYOP)

« Nous devenons le reflet de Dieu et demandons de mériter le paradis après la mort », affirme Mohamad Margoshvili, un cinquantenaire à l’allure athlétique, portant une calotte de velours vert sur la tête. Comme chaque jeudi soir, il se rend à la cérémonie du zikr dans la petite salle de prière jouxtant une maison dans le village de Duisi, dans l’est de la Géorgie.

Principale localité de l’étroite et verdoyante vallée de Pankissi, Duisi fait face aux hauts sommets de la chaîne du Caucase, qui culminent dans cette zone à plus de 4.000 mètres d’altitude. La bourgade est située au nord de la grande plaine de Kakhétie, bien connue pour sa tradition viticole millénaire et ses anciens monastères orthodoxes.

Depuis au moins deux siècles, les Kistes habitent dans une demi-douzaine de villages construits le long de la rivière Alazani. Cette communauté, forte d’environ 7.000 individus, est apparentée au peuple tchétchène qui vit en Russie, sur l’autre versant du Caucase, et avec lequel elle partage une langue et une religion commune, l’islam.

Kistes et Tchétchènes ont historiquement adopté le soufisme, dont les valeurs principales sont le pacifisme, l’amour, la tolérance et le pardon. Les confréries soufies, ou tariqas, ont joué un rôle majeur dans la vie sociale et spirituelle de ces communautés par l’organisation de rituels collectifs comme la cérémonie du zikr.

La force du zikr

Le zikr est pratiqué dans de nombreux pays. Sa forme varie en fonction des confréries. Il consiste à louer Dieu par des psalmodies, des chants, des mouvements et des danses, amenant souvent à une forme de transe.

« Prier en groupe nous donne de l’énergie et de la force. Nous sommes aussi plus qu’un groupe de prière, nous sommes comme des frères », soutient Mohamad Margoshvili, assis sur un coussin au centre de la salle de prière.

Le même esprit d’union et de solidarité se retrouve chez les femmes, qui sont généralement plus nombreuses à perpétuer ce rituel. Elles se réunissent pour le zikr chaque vendredi midi dans une salle adjacente à l’ancienne mosquée du village, repérable de loin dans les rues tortueuses de Duisi grâce son minaret de briques rouges et noires.

Une dizaine de participantes sont assises en cercle. Elles chantent : « La ilaha illallah » (il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah) en suivant la puissante voix de Raisa Margoshvili, qui dirige le rituel. Cette phrase et d’autres sont répétées à de nombreuses reprises. Puis, toutes les femmes se lèvent et commencent à marcher en cercle à un rythme de plus en plus élevé. Elles frappent avec leurs mains et tapent du pied, tout en continuant à chanter.

Entre ces parties dynamiques, elles restent sur place et entonnent des hymnes gracieux en langue tchétchène. À la fin, toute l’assemblée semble en osmose. Juste avant de quitter le petit bâtiment blanc, les participantes s’étreignent. « Pendant ce rituel, je ne suis plus de ce monde, je suis transcendée, mon esprit est ailleurs », lâche Raisa, vêtue d’une longue robe et d’un foulard vert.

En plus d’être au cœur de la pratique spirituelle soufie, le zikr joue également un rôle crucial dans les cérémonies d’enterrement. « Les femmes et les hommes pratiquent le zikr en l’honneur du défunt, car on pense que les perles de sueur qui coulent pendant le rituel servent à racheter les péchés de la personne décédée », explique l’ex-activiste Makvala Margoshvili, surnommée Badi, qui vit à Duisi et a mené plusieurs initiatives pour préserver la culture kiste et la mettre en valeur auprès des Géorgiens et des étrangers.

La pionnière du combat culturel

La vallée de Pankissi a mauvaise presse. Depuis les années 1990, la petite vallée est associée à la criminalité, au trafic de drogue, à la violence et au terrorisme islamiste dans de nombreux médias géorgiens et dans le discours des autorités. Ces dernières années, la région a été dépeinte comme un foyer de combattants de l’État islamique, puisque Tarkhan Batirachvili, l’un des principaux commandants du groupe, venait du petit village de Birkiani.

Ce sont surtout les femmes de Duisi et des autres villages qui se sont regroupées pour dénoncer ces stéréotypes négatifs et lutter contre la marginalisation sociopolitique des Kistes.

Makvala Margoshvili, aujourd’hui octogénaire, est la pionnière de ce mouvement : « Pour moi, contribuer à la préservation et à la diffusion de nos belles traditions était un contrepoids nécessaire à la mauvaise réputation de la vallée de Pankissi et des Kistes », lance l’ancienne infirmière assise sur la terrasse ombragée de sa grande maison au jardin luxuriant, où poussent de multiples espèces de fleurs ainsi que de la vigne sur une tonnelle.

Après l’effondrement de l’URSS, Makvala Margoshvili a d’abord été active dans l’aide humanitaire apportée aux réfugiés des deux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000). Fortement marquée par cette tragédie qui lui rappelle la Seconde Guerre mondiale, elle fonde en 1999 l’association Marchoua Cavcaz (Paix dans le Caucase), dont la mission est d’œuvrer au rapprochement des peuples géorgien et kiste, et de promouvoir la culture locale, notamment ses pratiques spirituelles distinctives comme le zikr.

L’initiative dont Makvala Margoshvili est la plus fière est la création de l’ensemble musical féminin Aznash en 1995. Son répertoire mélange des mélodies traditionnelles issues des folklores géorgien et kiste avec des chants sacrés soufis, dont certains passages du zikr. Son but est toujours de montrer sa région de Pankissi sous un angle positif et de diffuser un message humaniste.

« Ce groupe a permis à Badi de diffuser ses idées de paix et d’ouverture », estime son amie Eter Tsikhesashvili, 67 ans, membre du conseil des femmes de la vallée, une instance consultative qui tente notamment de faire évoluer les pratiques concernant les héritages dont les femmes sont souvent exclues.

Malgré le manque de soutien des autorités locales, le pari de l’activiste est réussi, puisque l’ensemble est invité dès les années suivantes à se produire en Turquie et dans d’autres pays.

Makvala Margoshvili, pionnière de l’action humanitaire et culturelle dans la Pankissi, a fondé dans les années 1990 l’ONG Marchoua Cavcaz (Paix dans le Caucase) et l’ensemble musical Aznash.

25 ans plus tard, Aznash existe toujours et continue ses tournées à l’étranger. Le groupe a sorti un album en 2019. Il est actuellement composé des chanteuses et musiciennes Raisa Margoshvili, Taisa Margoshvili, Markha Machalikashvili, Rita Pareulidze, ainsi que du chanteur français Yannick Loyer, également manager.

« Badi n’est plus active en raison de son état de santé, mais son exemple a inspiré d’autres femmes qui ont créé des ONG », analyse sa belle-fille Nata Borchashvili. En prenant part à la vie publique, elle a remis en question l’image traditionnelle de la femme kiste qui s’occupe en priorité du foyer. Elle ne s’est jamais souciée de ce qui était considéré comme un rôle masculin ou féminin. Elle a affronté beaucoup de résistances dans le village, notamment parce qu’elle était une femme d’un certain âge qui voulait agir dans des domaines non liés à son expérience professionnelle. Mais la pression sociale n’avait aucune prise sur elle ! »

Deux décennies après la création de la première ONG de la vallée de Pankissi, la société civile locale est très active. Il existe une station de radio communautaire, un centre culturel dynamique, de nombreuses associations et des groupes d’activistes. Une jeune ONG créée par des femmes propriétaires de maisons d’hôtes entend promouvoir le développement d’un tourisme durable dans la vallée, poursuivant là une des missions de l’association fondée par Makvala Margoshvili, pour qui l’accueil de visiteurs devrait permettre de faire tomber les barrières et de lutter contre les préjugés.

Une communauté fracturée

Mais cette participation accrue des femmes à la vie sociale et culturelle est remise en cause par la diffusion de théories salafistes, notamment parmi les nouvelles générations, qui ont tendance à se détourner du soufisme.

Dans les années à venir, la cérémonie du zikr pourrait disparaître : « Le nombre de femmes et d’hommes qui participent à nos rituels est en baisse. Beaucoup de jeunes partent ailleurs pour trouver du travail. Ceux qui restent vont plutôt à la nouvelle mosquée », déplore Raisa Margoshvili, qui, à 62 ans, est la deuxième plus jeune femme du groupe de prière.

Plus dynamique, la mosquée d’obédience salafiste est devenue ces dernières années la plus fréquentée du village. « Ils ont aussi une école religieuse et imposent leurs idées conservatrices aux petites filles », s’inquiète Raisa.

Les salafistes interdisent notamment à leurs fidèles le chant et la danse, ainsi que les fêtes lors des mariages ou des enterrements, des éléments qui font partie intégrante de la culture kiste.

« Les jeunes hommes partent étudier la religion à l’étranger, et quand ils reviennent, ils considèrent que nos traditions ne sont pas compatibles avec leur vision de l’islam », remarque Eter Tsikhesashvili, « Certains salafistes donnent toutefois une importance à l’éducation, mais d’autres veulent que les filles restent à la maison. »

La communauté kiste est fracturée en deux, entre rigoristes et soufis. « Nous ne recevons pas de pressions directes, mais nous n’avons pas non plus de communication avec l’autre groupe », observe Raisa, qui se veut pourtant optimiste pour l’avenir.

Dans sa grande maison familiale située près de la vieille mosquée, elle a installé une piscine gonflable pour ses onze petits-enfants. « Nous communiquons pour que davantage de jeunes puissent nous rejoindre. Certains montrent de l’intérêt, mais ils ont ensuite des occupations et ne peuvent pas venir. J’ai trois petites-filles qui vivent ici : elles suivent toutes des cours de danse folklorique. C’est un bon début, et j’espère qu’elles perpétueront notre culture », déclare-t-elle.

Dans une communauté encore largement patriarcale, Raisa et les autres chanteuses de l’ensemble Aznash représentent un modèle de réussite et d’indépendance pour les jeunes générations. Elles voyagent à l’étranger et subviennent à leurs besoins et à ceux de leurs proches grâce aux cachets qu’elles reçoivent.

La plus jeune du groupe, Markha Machalikashvili, est âgée de seulement 27 ans. Elle habite dans un petit hameau non loin de Duisi, sur l’autre rive de la rivière Alazani. Une grande salle du foyer familial expose les trophées et médailles récoltées par son frère Kerim, champion de lutte gréco-romaine. Mais son parcours est aussi exemplaire : en plus de son activité musicale, elle étudie l’économie dans la capitale Tbilissi.

« Toutes mes amies d’enfance ont fondé une famille et sont devenues des femmes au foyer », affirme-t-elle. Toujours célibataire, elle revendique volontiers son choix : « Si je ne suis toujours pas mariée à 27 ans, c’est parce que j’aime chanter et que je veux être libre. J’aime cette vie ! »


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