L’effondrement de l’empire du financement de la chaîne logistique Greensill Capital se fait ressentir jusqu’au grand-duché. Et pas qu’à Dudelange ou chez la branche luxembourgeoise de Crédit Suisse – la place financière y joue son rôle aussi, comme d’habitude.
De la petite ville de Bundaberg (moins de 50.000 habitant-e-s) au Queensland, en Australie, jusqu’au sommet du monde – et retour. Tel est le fabuleux destin d’Alexander « Lex » Greensill, fils d’exploitants agricoles de canne à sucre et de melons devenu un des héros de la finance dite disruptive. Après des études de droit, Greensill grimpe vite les échelons, d’abord chez Morgan Stanley à Londres, puis chez Citigroup. Selon un article biographique de Financial News, il se fait vite remarquer – mais pas forcément aimer – par son goût pour le risque et son impertinence envers sa hiérarchie. Mais surtout, il découvre une niche dans la machinerie de la finance, à la fois prometteuse et mal régulée : l’affacturage, « factoring » en anglais. La technique est ancienne : elle permet une plus grande fluidité dans le recouvrement des créances clients, cela en confiant les opérations de paiement à un tiers qui enregistre les factures et relance les débiteurs. Elle peut permettre à de petites et moyennes entreprises de traverser de mauvaises passes en cas de basse trésorerie, tandis que l’affactureur se fait payer des commissions. Longtemps vue comme le dernier recours de sociétés en difficulté, la pratique est devenue plus courante ces dernières décennies. Le jeune Greensill s’y intéressait déjà pendant qu’il travaillait pour Morgan Stanley.
Ce n’est qu’en 2011 qu’il franchit le pas et fonde sa start-up, qu’il baptise de son propre nom de famille. Exploitant à fond le factoring, le reverse factoring et le supply chain financing, maintenant sans contrôle de sa hiérarchie, il essaie de déployer ses ailes dans ce business que les régulateurs n’ont pas franchement dans le viseur et pour lequel la Commission européenne tout comme les États-Unis ne sortent que des recommandations.
L’idée de Greensill est aussi simple que géniale : au lieu de faire de l’affacturage une sorte de grande trésorerie, il titrise les dettes dans des fonds – qui sont ensuite vendus à des investisseurs – il ira même jusqu’à spéculer sur des dettes à venir, totalement hypothétiques, pour faire tourner la machine. Pourtant, les premières années, la recette Greensill ne prend pas, et cela malgré une expansion à tout-va, avec achats de jets privés et le rachat d’une vieille banque allemande, la Nordfinanz, devenue Greensill Bank – mise à l’arrêt par le gendarme de la finance allemande, la BaFin, en mars de cette année. Bref, Greensill bat de l’aile jusqu’à ce qu’une connexion fructueuse arrive en 2016. Entre en scène alors le gestionnaire d’actifs localisé en Suisse GAM (pour Global Asset Management), où Greensill avait quelques connaissances, notamment Tim Haywood, qui va prendre en main le business de Greensill chez GAM – avant de se faire suspendre en 2019, ce qui déjà cause grand bruit dans le monde discret des investisseurs.
Décollage au Luxembourg grâce à GAM
C’est donc Haywood qui met en place les fonds GAM Greensill Supply Chain Finance au Luxembourg. Nous en avons identifié trois : GAM Greensill Supply Chain Finance Fund, GAM Greensill Supply Chain Finance Fund Plus et GAM Greensill Absolute Return SCF Fund. Tous sont des sociétés en commandite spéciale (SCSp) – qui ont surtout ça de spécial qu’elles échappent à l’obligation de publier des comptes annuels. Donc, impossible de savoir ce que les sociétés pèsent réellement.
Pourtant, le registre des bénéficiaires effectifs (RBE) réserve quelques surprises. Surtout si on dispose de la possibilité de remonter dans le temps, ce qui est tout à fait faisable avec un accès aux données OpenLux. Ainsi, le GAM Greensill Supply Chain Finance Fund note parmi les directeurs non pas Alexander Greensill, mais son frère cadet Peter Greensill. Et cela jusqu’à une modification fin avril 2020. Qu’Alexander Greensill ait profité de l’appui de l’entreprise familiale pour se lancer est connu, mais il n’était pas de notoriété publique qu’il avait intégré son frère à son business avec GAM.
Mais il y a plus intéressant encore. Si le GAM Greensill Absolute Return SCF Fund est attribué au RBE depuis janvier 2021 comme appartenant à 29 pour cent à Alexander Greensill, les données OpenLux permettent d’établir que, avant cette date, un autre propriétaire figurait au registre : Parduman Kumar Gupta, crédité comme propriétaire à 99,7 pour cent de la SCSp. Celui-ci n’est autre que le père de Sanjeev Gupta, le patron de Liberty Steel – qui depuis l’effondrement de Greensill se retrouve aussi dans des eaux boueuses. Et pour cause : Gupta était le plus grand débiteur de Greensill. (Pour plus de détails sur ce versant du dossier, voir l’article suivant.)
Ce qui veut dire que, en retour, un des fonds luxembourgeois mis en place par GAM et Greensill pour titriser l’affacturage appartenait à un membre de la famille d’un de ses gros débiteurs. Ce qui serait passé quasiment inaperçu sans l’effondrement de Greensill, une mécanique mise en marche par son assureur Tokyo Marine, qui avait averti la société déjà l’été dernier qu’il ne renouvellerait pas sa police à l’échéance suivante. Quand la nouvelle s’est propagée, le château de cartes du jeune et fringant Australien – qui pouvait compter parmi ses lobbyistes et conseillers l’ancien premier ministre britannique David Cameron – a commencé à s’écrouler.
Une affaire de famille dans le RBE
La pratique de la titrisation de l’affacturage est-elle même légale ? C’est une des questions auxquelles le service presse de GAM ne nous a pas répondu. En ce qui concerne le GAM Greensill Absolute Return SCF Fund, il aurait été « racheté à la demande de l’investisseur en décembre 2020 » et serait en liquidation, comme le GAM Greensill Supply Chain Finance Fund Plus, appartenant aussi à 29 pour cent à Alexander Greensill, selon le RBE. Quant au GAM Greensill Supply Chain Finance Fund (pour lequel le RBE ne liste que les gérants, vu qu’aucun bénéficiaire effectif n’est identifiable) – GAM se veut rassurant : « Les actifs sont totalement assurés par des tiers avec un credit rating Single-A. Nous ajoutons qu’il n’y a aucune préoccupation quant à l’évaluation des actifs dans ce fonds. » Bref, GAM est en train de couper les liens avec Greensill et de regarder vers l’avant. En tout cas, le gestionnaire ne compte pas aller en justice contre Greensill.
Ce qui n’est pas le cas de la clientèle de l’autre grand financier de Greensill, Crédit Suisse. La deuxième banque suisse a suspendu des fonds logés au grand-duché et liés à Greensill à hauteur de 10 milliards d’euros – 3,1 milliards ont déjà été rendus aux investisseurs et 1,2 milliard se trouve encore dans les fonds. Le groupe Deminor, qui s’occupe entre autres de recouvrements pour investisseurs s’estimant lésés, affirme qu’il a été contacté par des investisseurs, essentiellement des family offices européens, qui sont clients private banking de Crédit Suisse Luxembourg. Mais pas par des investisseurs de GAM ni par des client-e-s luxembourgeois-es. Même pas institutionnels – ce qui semble indiquer pour le moment qu’aucune commune luxembourgeoise n’a investi dans Greensill, contrairement à une quarantaine de communes allemandes.
Cela montre que dès qu’une tornade se déclenche dans la finance internationale, le grand-duché y prend sa part. Et cette fois, ce ne sont pas seulement quelques cols blancs qui devront se chercher une nouvelle boîte, mais aussi des ouvriers et ouvrières qui risquent de perdre leurs gagne-pain. C’est un peu comme si, cette fois, le Luxembourg était un modèle réduit avec des conséquences pour toutes les classes sociales.