Après l’adoption de la directive du devoir de vigilance, appelée Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD), le 24 avril dernier, l’heure est à sa transposition dans la loi luxembourgeoise. Le texte impose aux entreprises au chiffre d’affaires supérieur à 450 millions d’euros et employant plus de mille personnes à l’échelle mondiale de respecter les droits humains et environnementaux dans leurs activités. Pour les ONG mobilisées sur la question, la directive a été diluée au fil des négociations et elles en demandent une transposition plus ambitieuse dans le droit national. C’était l’objet d’une conférence, le 2 décembre dernier, à l’Abbaye de Neumünster.
Comment parvenir à une transposition plus ambitieuse dans la loi luxembourgeoise de la directive sur le devoir de vigilance ? C’est le défi auquel a tenté de répondre une conférence et une table ronde organisées par l’Initiative pour un devoir de vigilance en partenariat avec la Commission consultative des Droits de l’Homme. Chercheur·euses, avocat·es et représentant·es d’ONG se sont succédé sur l’estrade de l’Abbaye Neumünster pour présenter les enjeux de la transposition de la CSDDD dans le cadre juridique luxembourgeois. Premier constat, le grand absent de la directive est le secteur financier, qui échappe aux obligations légales sur les activités en amont et en aval de ses chaînes de valeur. Étant un centre financier majeur, mais aussi un membre du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies, le grand-duché est attendu au tournant par les experts nationaux et internationaux présents à cet événement. Ceux-ci souhaitent du Luxembourg qu’il prenne une position de leadership sur la transposition en adoptant une régulation plus ambitieuse que le strict minimum imposé par la directive. Au niveau européen, la réglementation concerne environ 6.000 entreprises qui ont désormais 3 à 5 ans pour implémenter la directive dans leur cadre interne.
Parmi les orateurs et l’assemblée, seule une poignée de représentants d’entreprise étaient présents, identifiés par la question de Francesco Tramontin, vice-président des affaires mondiales de Ferrero, qui a débuté son allocution en demandant aux éventuelles entreprises de se manifester. Pas plus d’une dizaine de mains se sont levées, ce qui illustre une fois de plus le manque d’intérêt des entreprises pour le développement durable. Nancy Thomas, directrice de Inspiring for More Sustainability (IMS) a d’ailleurs évoqué ce point, déplorant l’homogénéité sectorielle et idéologique des assemblées présentes à ce genre d’événement. Le patronat y est régulièrement absent et le public y est souvent déjà convaincu.
Francesco Tramontin, lui, s’est attelé à la tâche de défendre les intérêts des entreprises, bien que l’ensemble de son discours fût plutôt conciliant. Une diplomatie habile qui laisse transparaître l’importance de l’image dans l’industrie du chocolat, un secteur d’activité bien spécifique qui vit sous le feu des projecteurs depuis le scandale de l’esclavagisme et de la traite des enfants sur les plantations de cacao en Afrique de l’Ouest, gérées par des sous-traitants de grandes entreprises de confiseries, dont Ferrero. À l’issue de ce scandale mondialement médiatisé au début des années 2000, le Protocole Harkin-Engel a été signé en 2001 par huit multinationales de l’industrie du chocolat afin « d’éradiquer les pires formes de travail des enfants dans les procédés de production et de transformation du cacao ». Ferrero s’est joint au protocole en 2011 dans le but de marquer son engagement pour la durabilité sociale et écologique. Bien que le protocole Harkin-Engel ait participé à la protection des droits des enfants sur les plantations de cacao, la filière du chocolat toute entière n’a pourtant pas cessé d’être décriée pour ses pratiques : déforestation, accaparement des terres, pulvérisation excessive de pesticides, conditions de travail déplorables et rémunération indécemment infime des travailleur·euses, l’industrie cumule les violations des droits humains et environnementaux.
Chaque année, de nombreuses ONG publient des rapports pour garder un œil sur ce secteur, permettant aussi aux consommateur·rices de faire des choix plus éclairés. Ferrero a été classé dans la catégorie « médiocre » en 2023 par l’association britannique Ethical Consumer qui évalue la durabilité des produits du secteur alimentaire.
L’argument de la charge administrative
La gravité des violations évoquées lors de cet événement dépasse de loin les lamentations des entreprises qui déplorent la charge bureaucratique imposée par la directive. Par exemple, Eduardo Mosqueda, avocat spécialisé dans les droits de l’Homme au Mexique, a raconté les nombreuses violations des droits humains et écologiques à travers le monde commis par l’industrie de la sidérurgie, notamment ArcelorMittal et Ternium, dont les sièges sont au Luxembourg. Dernier scandale en date : deux défenseurs environnementaux qui militaient contre les exploitations minières ont disparu. Eduardo Mosqueda ainsi que les ONG locales estiment que ces disparitions sont liées au site minier Las Encinas appartenant à Ternium. Ces violations sont détaillées dans un rapport, « The Real Cost of Steel », qui avait été remis à Ternium en mai 2024. L’entreprise n’a jamais répondu aux demandes de rencontres des ONG et avocat·es, contrairement à ArcelorMittal qui les a rencontrés.
L’accumulation des régulations européennes en matière de durabilité exige en effet un certain niveau de paperasse, qui n’existe non pas pour alourdir la charge administrative des entreprises, comme elles s’en plaignent, mais bien pour la transparence, la surveillance continue et la preuve de l’application des régulations en vigueur.
Néanmoins, l’inquiétude de la charge administrative a été réitérée par la ministre de la Justice, Elisabeth Margue, qui s’est exprimée à l’ouverture de la conférence. Elle a d’abord salué l’accord d’une législation « unifiée » entre États membres de l’UE, qui impose des obligations plutôt que des standards. « Cette directive est un appel aux entreprises à prendre leur responsabilité quant à leurs impacts sociaux et environnementaux, » a-t-elle souligné, « c’est une opportunité unique avec son lot de défis ». Des défis que le gouvernement luxembourgeois dit vouloir relever en proposant aux entreprises des formations et accompagnements sur l’implémentation de la directive ainsi qu’en encourageant celles-ci à effectuer leurs démarches digitalement. La ministre a tenu à affirmer sa position quant à l’application de la directive : « Il est important d’avoir une initiative proportionnée pour que la directive soit acceptée par les entreprises. Il faut donc simplifier la charge administrative au strict nécessaire afin de ne pas les submerger. »
L’absence du Sud Global
Les allocutions d’expert·es nationaux·ales et internationaux·ales se sont succédé au cours de la conférence afin de définir le contexte et d’expliquer en détail la CSDDD. Ces discours ont mis en lumière les lacunes du texte ainsi que les propositions de la société civile pour les combler. Le consensus général félicite l’obligation légale découlant du texte tout en restant méfiant quant à sa mise en œuvre.
Une ambivalence que l’avocate et experte pour le Barreau de Luxembourg, Karima Hammouche, a résumé en exprimant un sentiment « mi-figue, mi-raisin » par rapport à la version finale de cette directive, fortement diluée par rapport à la copie initiale. Ce sentiment a été confirmé par la chercheuse postdoctorale au Center for Human Rights Erlangen-Nuremberg, Caroline Omari Lichuma, qui a salué l’obligation légale imposée aux entreprises tout en rappelant l’absence patente de représentant·es des parties prenantes des pays du Sud Global durant l’élaboration et l’affinement de la directive. Une préoccupation qui est au centre de ses recherches. L’avocate a décortiqué le texte de loi pour une assemblée fascinée par ses explications. Elle préconise un « optimisme prudent » quant à l’implémentation de la directive qui, selon elle, est trop diluée et ne répond pas suffisamment aux besoins des travailleur·euses non-européen·nes.
Une fois le contexte établi par la succession de présentations, la journaliste Annick Goerens a animé une table ronde intitulée « Luxembourg : une transposition à minima ou une opportunité pour devenir un leader ? ». Autour de la table, étaient rassemblés Karima Hammouche, Nancy Thomas, Caroline Omari Lichuma, Francesco Tramontin et Jean-Louis Zeien, coordinateur de l’Initiative pour un devoir de vigilance.
Francesco Tramontin, seul messager des multinationales, a su faire preuve d’honnêteté, en expliquant son rôle au sein de son entreprise : il se qualifie lui-même de mi-lobbyiste et de « mi-l’opposé ». Il défend d’une part les intérêts de Ferrero auprès des décideurs politiques, mais tente, d’autre part, de convaincre ses collègues dans l’entreprise de l’intérêt à se conformer à la directive. Exprimant un enthousiasme ostentatoire vis-à-vis de la CSDDD, qu’il a appelé la « compliance » du futur, il a affirmé le soutien de Ferrero à la directive et son engouement à l’implémenter, malgré les défis, pour lesquels il réclame de l’aide technique. Compte tenu de l’exposition constante de la filière du chocolat aux yeux des consommateur·rices et des ONG, il aurait été maladroit de sa part de s’engager dans un discours plus sceptique.
Une forme de néo-colonialisme
Pour sa part, Jean-Louis Zeien, coordinateur de l’Initiative pour un devoir de vigilance, a rappelé l’ampleur des violations de droits humains dont il est question. Il dénonce également le lobbying du secteur financier qui a permis son exclusion de la directive. Caroline Omari Lichuma ramène le sujet aux parties prenantes des pays du Sud, rappelant, en accord avec Jean-Louis Zeien et Karima Hammouche, que la directive existe pour défendre des êtres humains, affectés quotidiennement par une disparité de pouvoir entre le Nord, qui héberge les sièges de multinationales, et le Sud dans lequel se trouvent la plupart des filiales et sous-traitants. Un déséquilibre de pouvoir que Caroline Omari Lichuma compare à du néo-colonialisme. Pour Nancy Thomas, les entrepreneur·euses doivent avoir un impact positif pour exister dans le futur. Représentant l’IMS, très active dans la formation pour plus de durabilité au Luxembourg, elle souhaite plus de collaboration entre entreprises
De façon générale, le consensus est établi et reflète l’optimisme prudent évoqué par la chercheure Caroline Omari Lichuma. La directive est une bonne nouvelle en théorie, mais la mise en pratique préoccupe les acteur·rices des droits humains et de la protection de l’environnement, qui y voient une opportunité pour le Luxembourg d’imposer un cadre plus ambitieux du devoir de vigilance pour les entreprises. En conclusion de la conférence, Gilbert Pregno, ancien président de la Commission consultative des droits de l’Homme, a rappelé que cet « engagement n’est pas pour favoriser la majorité, mais pour protéger et défendre les minorités », ce qui les pousse à trouver « un compromis avec compromission ». Il rappelle cette citation d’António Guterres, secrétaire général de l’ONU : « L’humanité mène une guerre contre la planète et si elle gagne, elle perd. »
Des priorités et recommandations concrètes
Au cours de la conférence, des recommandations très concrètes ont été formulées pour l’implémentation de la CSDDD, notamment par Marion Lupin, chargée de mission pour la Coalition Européenne pour la justice dans l’entreprise (ECCJ), qui a énoncé les priorités et recommandations de la société civile européenne en la matière. Les intervenant·es en ont listé une série qui peut se résumer en huit points principaux :
- La recommandation principale mentionnée par la majorité des orateur·rices est l’accès à la justice. Celui-ci doit être garanti à toute partie prenante en droit de déposer une plainte. La digitalisation des plaintes, bien qu’une bonne idée sur papier, n’est par exemple pas réaliste en raison des disparités digitales à travers le monde.
- Sur un plan purement légal, des recommandations sont établies afin de garantir ce meilleur accès à la justice. La prescription de cinq ans est trop courte, compte tenu des limitations digitales, bureaucratiques et financières de certain·es travailleur·euses. Un autre sujet est l’inversion de la charge de la preuve, exigeant des entreprises de prouver qu’elles n’ont pas commis de violation, plutôt que de faire porter cette charge aux victimes.
- La « compliance » doit être effective, au-delà de sa formulation sur le papier. Les sanctions doivent être appliquées.
- Le législateur devrait assurer des obligations réellement proportionnelles aux moyens d’une entreprise et à ses impacts réels sur sa chaîne de valeur, ainsi que la surveillance de celles-ci.
- La directive devrait s’aligner avec les standards internationaux déjà établis, comme les Principes directeurs de l’OCDE, par exemple, afin de protéger l’indivisibilité des droits humains.
- Les parties prenantes locales doivent être consultées en continu et de manière significative. Cela inclut notamment les syndicats, les défenseur·euses des droits humains et environnementaux, ainsi que les travailleur·euses qui se trouvent sur place.
- La consultation des parties prenantes locales doit être menée avec des garanties de sûreté et sans représailles.
- Le secteur financier doit être inclus dans la directive.