Politique culturelle : La SZFE résiste au « Kulturkampf » d’Orbán

Depuis le début du mois de septembre, étudiant-e-s et enseignant-e-s de l’Université d’art dramatique et cinématographique de Budapest (SFZE) refusent la mise sous tutelle de l’institution par un proche du pouvoir.

Contre Orbán et la Covid en même temps : les ­étudiant-e-s de la SZFE à Budapest sont ­déterminé-e-s à ne pas plier devant celles et ceux qui veulent leur enlever leur liberté de penser et de créer. (© EPA)

Chaque jour, le rituel est identique. De l’après-midi au soir, ­professeur-e-s, comédien-ne-s, réalisatrices et réalisateurs célèbres ainsi que salarié-e-s d’institutions culturelles solidaires de la SZFE se relaient toutes les demi-heures pour monter la garde du haut du balcon de la plus prestigieuse école de théâtre et de cinéma du pays. Masques chirurgicaux flanqués du hashtag #FreeSZFE sur le visage, ces hommes et femmes de tous âges protestent silencieusement contre la mise sous tutelle de l’établissement confiée à un metteur en scène très proche du pouvoir Fidesz actuel, Attila Vidnyánsky, ami du premier ministre Viktor Orbán.

Sous la terrasse, des étudiant-e-s barricadent l’entrée des locaux avec des rubans de chantier blanc et rouge, symboles de la contestation apparaissant aussi sur des fenêtres d’appartements, des commerces du centre de Budapest et parfois même des rétroviseurs ou des capots de voitures. Des dizaines de portraits de quidams et de sympathisant-e-s de renom tapissent la façade du rez-de-chaussée. Salman Rushdie, Cate Blanchett, Helen Mirren et d’autres personnalités culturelles internationales ont d’ailleurs cosigné une lettre ouverte demandant au gouvernement de rendre son autonomie à la SZFE.

« Mouvement global »

Le 6 septembre, une chaîne humaine longue de cinq kilomètres reliait l’entrée du bâtiment, dans le 8e arrondissement de la capitale, au parvis de l’Assemblée nationale sur la place Lajos Kossuth. Objectif de ce happening remarqué ? Transmettre de main en main une charte de doléances jusqu’aux portes du Parlement. Cinq jours auparavant, les étudiant-e-s lançaient l’occupation de leur école, qui a formé les plus ­grand-e-s cinéastes ­magyar-e-s comme Béla Tarr, István Szabó et ­Kornél Mundruczó, venu en t-shirt noir « Free SZFE » présenter son dernier film « Pieces of a Woman » à la récente Mostra de Venise.

« C’est un mouvement vraiment mondial, surtout vu le nombre de soutiens dont la SZFE bénéficie. Des tas de personnes qui n’ont rien à voir avec la fac prennent notre lutte à cœur et ressentent qu’elle vaut la peine d’être menée », se réjouit Anna, étudiante en deuxième année de dramaturgie musicale. « Pendant qu’on veille sur la SZFE dehors, des gens nous offrent des mots de réconfort, de l’argent ou de la nourriture afin qu’on puisse tenir. Des enfants aux retraités, ils nous disent ‘Allez les jeunes !’, et ça nous booste beaucoup », salue Nóra, autre apprentie se formant elle aux métiers de la télévision.

Principale cible du courroux de la SZFE, Attila Vidnyánszky s’est attiré les foudres de la direction démissionnaire et des étudiant-e-s en retirant au conseil d’administration la totalité de ses prérogatives. Nommé directeur du Théâtre national en 2013, le dramaturge, défendant une scène fondée sur les valeurs conservatrices et chrétiennes, y a remplacé Róbert Alföldi, trop progressiste aux yeux de l’exécutif. Deux ans plus tôt, ­Vidnyánszky devenait professeur à l’institut de théâtre de Kaposvár, dans le Sud-Ouest magyar, où il a imprimé autoritairement sa marque en qualité de recteur adjoint de 2013 à 2020.

Cumulant les fonctions officielles, le metteur en scène, devenu symbole de l’orbánisation de la sphère culturelle, n’imaginait certainement pas affronter une telle hostilité. « Nous sommes arrivés avec la volonté d’un changement constructif, mais avons constaté qu’il n’existe aucune possibilité de dialogue », se désolait l’intéressé auprès du quotidien Magyar « Nemzet » au début de la contestation. « Nous voulons donner une dimension internationale à l’université. J’espère que les craintes se dissiperont et que les signes d’évolution positive se manifesteront », espérait alors l’homme de théâtre au cœur de la controverse.

Mini-Mai 68

Un mois après le début de la rébellion, le clash perdure. Vidnyánszky vient d’installer son directoire, dont le nouveau chancelier, Gábor Szarka, officier militaire de formation qui a travaillé notamment au cabinet du ministère de la Défense, supervisera la SZFE après avoir manœuvré le campus de l’École nationale de l’administration publique. Le 30 septembre, les dirigeant-e-s démissionnaires de la SZFE ont fait leurs adieux lors d’un rassemblement nocturne devant les locaux, prolongé ensuite vers le centre de Budapest. Le lendemain, 1er octobre, étudiant-e-s et ­enseignant-e-s entamaient une grève reconductible.

« Nous avons essayé de mener des négociations avec le ministère, mais nos revendications n’ont jamais été prises au sérieux », déplore György Karsai, professeur d’histoire du cinéma et figure de la résistance. Selon ce parfait francophone, ce mouvement aux allures de mini-Mai 68 représente un test pour le national-populiste ­Viktor Orbán dirigeant la Hongrie d’une main de fer. « Si la jeunesse se lève contre ces tendances dictatoriales, alors cela peut créer des problèmes à grande échelle pour le régime antidémocratique qu’il a établi au sein du pays et mène depuis une décennie », poursuit l’enseignant.

Après l’Université d’Europe centrale contrainte au départ vers Vienne, l’Académie des sciences privée d’autonomie et l’arrêt des études de genre dans l’enseignement supérieur hongrois, l’Université d’art dramatique et cinématographique est la dernière victime du « Kulturkampf » porté par Viktor Orbán. En février 2012, le metteur en scène György Dörner, ancien pensionnaire de la SZFE connu pour ses positions xénophobes et antisémites, récupérait les manettes du Nouveau Théâtre. Fin 2019, une loi accentuait le poids de l’État dans la gestion des théâtres et de l’ensemble des établissements culturels.

Ce tour de vis idéologique a conduit notamment le talentueux dramaturge Árpád Schilling, icône de la nouvelle vague théâtrale hongroise contemporaine, à s’exiler vers Paris, d’où il garde un œil sur le Krétakör Színház, cocon pestois de sa troupe qui apporta jadis un vent de fraîcheur aux planches magyares. Des scènes de la capitale comme le Trafó, qui offrit sa chance aux premières pièces de son camarade Kornél Mundruczó, le Proton fondé par ce dernier ou le RS9 et le Spinoza, au cœur du quartier juif, incarnent en partie cette alternative toujours vivante malgré les menaces sur la culture indépendante.

Budget doublé

Le 29 septembre, le chancelier déchu Lajos Vonderviszt, convoqué par Attila Vidnyánszky, acceptait à contrecœur une rupture conventionnelle, tout en se voyant contraint de fournir la liste des grévistes. Le surlendemain, à cinq minutes de marche du siège barricadé de la SZFE, les étudiant-e-s condamnaient l’accès aux locaux de la rue Szentkirályi, accueillant des modules cinématographiques et audiovisuels. Pour elles et eux, pas question de céder au « chantage » du nouveau directoire, affirmant qu’il ne pourra pas verser les salaires d’octobre du personnel ni valider le prochain semestre si le blocage se perpétuait.

« Nos infrastructures et notre situation financière sont si atroces que je m’étonne que la SZFE soit encore debout. Cette situation ne résulte pas d’une mauvaise gestion, mais de privations successives et de diminutions de subventions », raconte le réalisateur et professeur Attila Janisch au portail 24.hu. « Attila Vidnyánszky et ses collaborateurs reprochent aux enseignants de ne pas vouloir exercer et aux étudiants de refuser d’apprendre, mais ils se trompent. Nous souhaitons simplement travailler dans des conditions équilibrées », dénonce cet admirateur des œuvres d’Hitchcock, Bergman et Luis Buñuel.

Sur demande du directoire ­Vidnyánszky, aux commandes depuis le 1er octobre, le gouvernement a doublé le budget annuel de l’établissement, bondissant de 4,16 à 8,32 millions d’euros. Aux côtés du chancelier Szarka, deux recteurs adjoints, jugés « illégitimes » par les ­étudiant-e-s, ont été appointés afin de réformer la renommée Szinmuvészeti és Film Egyetem (SZFE), aux 155 ans d’existence. Le tandem se compose du cinéaste Emil Novák, membre fondateur de l’Académie hongroise du film, et de l’acteur et producteur János Zalán, actuel directeur du Théâtre magyar, réclamant un compromis rapide.

« Nous sommes tous d’accord avec le slogan ‘Free SZFE’. L’institution doit laisser s’exprimer toutes les idées et toutes les directions. Personne ne conteste la nécessité d’un changement de modèle pour que cette université soit compétitive. Discutons et trouvons une solution ! », exhorte János Zalán, interviewé par le site Origo. Dimanche, discours, concerts et performances artistiques accompagnaient l’arrivée simultanée de cinq vasques, embrasées la veille devant la SZFE, au sein des villes universitaires de Szeged, Pécs, Kaposvár, Eger et Debrecen, afin que la flamme de la révolte se propage en province.

Au même moment, les nouveaux dirigeants de la SZFE tentaient une sortie de crise en proposant une augmentation salariale en deux temps des ­professeur-e-s, une vaste concertation sur l’avenir de l’institution et l’absence de sanctions contre les ­étudiant-e-s et enseignant-e-s participant au mouvement en échange de son arrêt d’ici au 7 octobre. L’offre, assimilée à un « ultimatum », n’a pas été acceptée. La lutte continue.


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