Série : Que reste-t-il de nos amours ? (5/16) : « Il y avait cinq cinémas ! »

Originaire de Grenade, Rafael Fernández est arrivé au Luxembourg fin octobre 1973. Il avait 16 ans et demi. Amateur de sports et de flamenco, bon vivant, généreux et communicatif, il a dû fermer son restaurant en automne 2018, en raison du loyer devenu inabordable. Mais il est resté dans son quartier.

Photos : Paulo Jorge Lobo

Le 2 novembre 1973, j’ai commencé à travailler à l’hôtel Italia. Mes frères Antonio et Juanito y travaillaient aussi, l’un comme cuisinier et l’autre comme maître d’hôtel. Moi, j’étais serveur et parfois donnais un coup de main en cuisine. Au début, j’habitais rue Bernard Haal. Dans le même immeuble, en bas, habitait Virginio Vicente avec sa famille. En haut, mon frère Pepe, sa femme et moi. Pepe travaillait dans le bâtiment, chez Streff. En 1974, lorsque ma belle-sœur était enceinte, nous avons déménagé rue de la Semois. En 1977, j’ai déménagé rue du Laboratoire. Après trois ans à l’hôtel Italia, j’ai travaillé cinq ans à la Bella Napoli et ensuite je me suis établi à mon compte, d’abord au restaurant du Tennis Club des Arquebusiers et finalement rue du Fort Bourbon, à la gare.

Le premier souvenir du quartier

Mon premier jour de travail, juste après être descendu du bus 11 avec mon frère Juanito à la place de Paris, j’ai rencontré Giovannino, serveur à l’hôtel Italia, qui était de mon âge. Il portait un manteau, car il faisait froid et très humide. Sur un plateau, il apportait le petit déjeuner au propriétaire du sauna Finlandia, avenue de la Liberté. Il connaissait mon frère et nous a salués en espagnol. Voilà, mon premier souvenir ineffaçable du quartier.

À l’époque, il y avait quatre ou cinq équipes de foot espagnoles et aussi des équipes portugaises, yougoslaves, italiennes. Le dimanche, nous nous rencontrions pour jouer. On faisait même des tournois à l’étranger. ll y avait cinq cinémas dans le quartier ! Le Marivaux, l’Europe, l’Eldorado, le The Yank et, rue de Bonnevoie, il y avait encore le cinéma Victory. Avec les copains, quand nous avions des après-midis libres, nous allions voir les films de Bruce Lee… Et même pendant la pause, j’allais souvent au cinéma : je regardais un film et retournais travailler. À la place des Martyrs, il y avait la discothèque Scorpion. Et un endroit très joli, avenue de la Liberté, le Black Bess. On s’amusait comme ça. On était heureux. Je sortais aussi à Esch. Mais je passais le plus clair de mon temps dans mon quartier. Après mon mariage, j’ai habité boulevard Napoléon, mais j’ai continué de venir au quartier. Et maintenant j’y habite à nouveau, rue Glesener. »

J’ai dû jeter l’éponge

En décembre 1988, j’ai repris la brasserie Georges VI, que j’ai renommée Chez Rafael. En 2010, l’immeuble a été vendu. J’ai dû arrêter l’activité pendant six mois, à cause des travaux. Cela m’a coûté beaucoup d’argent, pour payer le personnel et après pour tout refaire. Le nouveau propriétaire m’a fait un nouveau contrat. Le loyer est passé de 5.000 à 6.900 euros. Ceci, plus la TVA, finissait par devenir 8.000 euros. La situation est devenue insupportable. Nous en avons parlé, mais nous ne sommes pas arrivés à un accord et j’ai dû jeter l’éponge. En fait, il n’y a pas de règles ni de contrôle des loyers. C’est scandaleux. Si vous n’êtes pas propriétaire, vous ne pouvez pas tenir.

Je me souviens l’école de boxe de la rue de Strasbourg, en face de l’actuel centre espagnol Lucien Wercollier. De grands boxeurs africains s’y entraînaient. Cela mettait une bonne ambiance dans le coin. Et je me souviens aussi du Wimpy. Quand je sortais de l’hôtel Italia, j’allais y manger un hamburger, parce que je n’aimais pas beaucoup les pâtes. Je me souviens aussi de la pizzeria Vesuvio. Ses propriétaires venaient chez moi et ils dansaient si bien le rock and roll ! Rue d’Anvers, il y avait le meilleur magasin de musique de la ville, Noël. Et il ne faut pas oublier Felicetti, et la Casa d’Italia… Ah, et le café Tip Top, la pizzeria Pinocchio, le magasin de vélos de l’avenue de la gare, Arnold Kontz… Autrefois on trouvait tout dans le quartier. Désormais il faut aller dans les grandes surfaces, loin de la ville.

Des établissements ferment et ceux qui les reprennent veulent faire quelque chose de différent, c’est logique. Nous avons un peu de nostalgie, c’est normal, mais c’est vrai aussi que certains font à nouveau de belles choses.

Des repères

Malgré les changements, j’aime toujours habiter le quartier de la gare. C’est celui qui me plaît le plus. J’apprécie les belles maisons qu’il y a dans d’autres, mais je préfère sortir ici. Je vais manger à la Bella Napoli, à la place de Paris et aussi au restaurant Alison, dont le couple de propriétaires est très sympathique. Je vais parfois boire une bière au White Rose, au Lord Nelson. Le Paname, néanmoins, ne m’emballe pas. C’est un endroit un peu pour des m’as-tu-vu.

J’espère qu’après les travaux, le quartier récupérera son ancienne vivacité. Quand on se promène le soir, on dirait un désert, parce qu’il y a beaucoup de locaux commerciaux, mais pas assez de résidences habitées et de lieux de divertissement. Avec tous les changements qui sont en train de se produire, nous sommes en train de perdre nos repères.

Trois questions à 
Rafael Fernández

Des regrets ?
L’Économat, la tranquillité, la sécurité et l’ambiance d’autrefois.

Votre endroit préféré ?
La place de Paris.

Un vœu pour le quartier de la gare ?
Que la vie revienne, que de beaux locaux rouvrent.


Le quartier de la gare raconté par ses habitant-e-s

Diversité ? Danger ? Gentrification ? Pluralité ? Tout au long de l’été (et bien au-delà), Paca Rimbau Hernández propose de parcourir l’histoire et la vie du quartier de la gare, à travers les témoignages de personnes qui l’habitent, le bâtissent et parfois le subissent. Déjà en 1999 et en 2000, notre auteure avait tiré le portrait de ce quartier fascinant avec sa série « Que reste-t-il de nos amours ? » (à retrouver dans les archives du woxx) – presque vingt ans plus tard, sa nouvelle série témoigne des mutations urbaines et sociales qui façonnent ce lieu de passage des êtres humains et de leurs histoires. Photos de Paulo Jorge Lobo.


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