PRÉSIDENTIELLES: L’extension du domaine de la lutte

Avec leur prise de la Bastille, Jean-Luc Mélenchon et le Front de Gauche ont fait plus qu’une entrée bruyante en campagne : ils ont enfin donné une perspective crédible à l’extrême gauche française.

Place de la Bastille dimanche dernier. L’occasion pour une centaine de milliers de personnes de renouer avec les meilleures traditions révolutionnaires françaises.

« Il paraît que François Hollande se serait glissé dans la foule aujourd’hui. Donc, si vous voyez un quidam avec un masque de Jacques Chirac, demandez-lui son programme ». Il est 15 heures dimanche après-midi à la place de la Bastille à Paris, et la foule boit les vannes que leur balance l’humoriste Didier Porte, cet autre damné de la Sarkozie, venu soutenir le grand rendez-vous du Front de Gauche. L’atmosphère est à la fête populaire. Des odeurs de merguez grillées et des effluves de bière flottent dans l’air, même si la nervosité est perceptible sur certains visages. Une nervosité qui ne va se dissoudre qu’au moment où l’homme que tout le monde attend montera sur la petite tribune blanche installée devant les marches de l’opéra. Mais avant, il faudra encore patienter et supporter des interludes musicaux et des extraits de clips vidéo de la campagne du Front de Gauche, projetés sur un écran géant. HK et les Saltimbanks, le chanteur Riban et d’autres font de leur mieux pour haranguer une foule déjà chauffée et de plus en plus impatiente. Souvent, les performances sont interrompues par des cris de « Mélenchon président ! », « Résistance ! » ou encore « On ne lâche rien ». Toutefois, on voit bien que l’heure n’est plus à l’antisarkozysme primaire, mais que la foule attend beaucoup plus de cette journée, lourdement chargée en symboles.

Vers 17 heures, c’est le grand moment. La porte-parole du Front de Gauche annonce la venue de Jean-Luc Mélenchon, tout en décrivant exactement chacun de ses gestes, jusqu’au moment où il apparaît en personne sur l’écran. Son discours, plus court que d’habitude, moins qu’une demi-heure alors qu’il avait prévu de parler pendant quarante minutes, a tout pour transformer ce grand raout de gauche en un moment historique. Moins agressif et plus solennel et ému que d’habitude – on n’entendra notamment aucune attaque personnelle, ni contre le « capitaine de pédalo » Hollande, ni contre le président sortant – Mélenchon s’est concentré sur l’essentiel de son programme pour la sixième République qu’il installerait s’il était élu dans un peu plus d’un mois.

Son discours, prononcé sur un ton grave que n’auraient renié ni Georges Marchais, ni le général de Gaulle, s’est orienté autour de plusieurs axes de combat. La première est celle du combat contre les inégalités inscrites dans les textes de la loi. En cas de victoire du Front de Gauche, une constituante rigoureusement paritaire serait convoquée. Celle-ci inscrirait dans la nouvelle constitution de la sixième République le droit à l’avortement, le droit à l’euthanasie, le droit au mariage et à l’adoption des couples homosexuels. Des thèmes de société qui font débat non seulement en France, mais sur lesquels, notamment en matière d’euthanasie et des droits des homosexuels, la patrie des Droits de l’Homme accuse un sacré retard. Un autre thème de société, l’égalité entre hommes et femmes, a curieusement rapporté le plus d’écho dans la foule. Et il apparaît clairement que le vote féministe se reportera sur le Front de Gauche. Même si ce n’est pas la seule ouverture dans les idées typiquement de gauche qui ont marqué ce discours.

Solidarité européenne

Evoquant la lourde charge symbolique que comportent les données spatio-temporelles de cet événement – anniversaire de la commune de Paris de 1871, la Bastille « point de départ de toutes les révolutions françaises », l’endroit où fut brûlé le trône du dernier roi, comme celui du Front Populaire en 1936 et finalement ce fut aussi à la Bastille qu’en 1981 la gauche fêtait la victoire de François Mitterrand – Mélenchon a habilement construit une trajectoire historique qui justifie son projet « d’insurrection citoyenne ». C’est surtout en évoquant un passage de la Constitution de 1793, qui dit que l’insurrection est le droit et le devoir le plus indispensable du peuple si le gouvernement viole ses droits, qu’il se met en droite ligne avec son panthéon de révolutionnaires, que ce soit Saint-Just, Robespierre ou encore Louise Michel.

Mais Mélenchon est allé encore beaucoup plus loin dans la construction d’une nouvelle identité de l’extrême gauche en mettant en perspective l’insurrection qu’il appelle de ses v?ux et la solidarité avec les peuples grecs, espagnols et italiens qui étouffent sous le poids des marchés financiers qui ont pillé leurs économies. Un geste habile, puisqu’il reste toujours une priorité et un noble destin au peuple français – celui d’initier l’insurrection – mais qui cette fois ne sera que le point de départ d’un mouvement qui pourrait embraser le continent. En somme, même si cela n’a pas été dit, Mélenchon rêve d’une « sud-américanisation » de l’Europe, pour enfin se débarrasser du joug des marchés financiers et construire un nouvel espoir.

Par contre, son discours sur les inégalités sociales et comment en finir avec la domination du capital sur les ouvriers et les salariés n’avait rien de vraiment étonnant. C’est même le seul point où il est resté assez flou sur son projet. Néanmoins, on aura compris qu’il est en train de siphonner totalement la candidature désastreuse d’Eva Joly (Europe-Ecologie). En promettant l’instauration d’une « règle verte » qui remplacera la « mensongère » (selon Mélenchon) « règle d’or » voulue par Sarkozy, mais réellement imposée par Bruxelles et donc par les marchés financiers, il essaie aussi de ratisser large dans le camp des écologistes excédés par les couacs continus de la campagne de l’ex-juge. C’est aussi une ouverture que l’extrême gauche n’avait pas osée depuis les premières timides apparitions de formations écologistes dans l’Hexagone. Car sur ce volet politique, la France, en comparaison à l’Europe, a encore un retard à rattraper. Après tout, les formations écologistes françaises sont à des milliers de kilomètres d’avoir un poids semblable à leurs homologues allemands.

Siphonner Eva Joly

Donc, le Front de Gauche semble avoir réussi plus d’un pari avec ce rassemblement. D’abord par le nombre de personnes présentes : officiellement, on ne s’attendait pas à dépasser les 40.000 et finalement il y avait bien plus de 100.000 personnes sur la place de la Bastille et les grands boulevards environnants. L’extrême gauche s’est enfin trouvé un leader qui ne demande pas la lune dans ses discours et ses idées, mais qui fait des propositions concrètes et réalisables capable de fédérer derrière lui une gauche de la gauche. Une gauche radicale qui, lors des élections précédentes, avait surtout brillé par son absence d’unité et par les éternelles guéguerres entre sectes politiques. Mélenchon est crédible par son parcours, ministre socialiste sous le gouvernement Jospin de 2000 à 2002, en passant par le « Non » de 2005, pour finalement créer une alternative à gauche du PS. Il ne se pose pas en visionnaire infaillible, mais en personne capable d’apprendre et de réviser ses opinions si la réalité l’impose.

Et les réactions à cet événement à droite comme à gauche lui semblent donner raison. Pour beaucoup, il fut plus qu’un meeting, mais le début d’un mouvement qui risque fortement de chambouler la campagne. Tandis que les serfs du Figaro se réjouissent de cette nouvelle concurrence pour François Hollande, et donc peut-être une bouffée d’air frais pour Sarkozy qui en a plus que besoin ces jours-ci, les médias traditionnellement plus proches du PS comme Libération, peinent à cacher leur jalousie derrière des tirades souvent haineuses à l’encontre de Mélenchon qu’ils considèrent toujours comme un traître. Et vu que le délit d’apostasie est toujours puni de mort politique au PS, on peut aussi, dans un certain sens, considérer ce 18 mars comme la date de la résurrection politique du tribun Jean-Luc Mélenchon.

En tout cas, l’extrême gauche française est de retour. Il reste à voir ce que Mélenchon, qui pourrait bien engranger un score historique (les sondages lui donnent actuellement entre neuf et onze pour cent), fera de ce mandat populaire qui vient de lui être confié, après le second tour, quand débuteront les négociations d’antichambre.


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