« Fronde fiscale » est une bande dessinée qui raconte l’aventure d’un jeune homme qui voulait « faire tout comme il faut » : le lanceur d’alerte Antoine Deltour, à l’origine des révélations des LuxLeaks. Le 24 février, il était à Luxembourg pour une présentation de l’ouvrage, aux côtés des deux auteurs, Léandre Ackermann et Ferenc.
Peut-on séparer l’homme du lanceur d’alerte ? Très difficilement, est-on obligé de répondre une fois refermées les 107 pages de « Fronde fiscale », une bande dessinée consacrée à Antoine Deltour, l’un des lanceurs d’alerte des LuxLeaks. Parue à l’automne 2023, la BD était au centre d’une rencontre au Kirchberg, en présence des auteurs et de l’ancien auditeur de PWC, lors de la dernière édition du Festival des migrations, le 24 février. L’ouvrage, signé par la dessinatrice suisse Léandre Ackermann et le scénariste français Ferenc, a été réalisé en étroite collaboration avec le lanceur d’alerte.
L’histoire débute dans les bureaux de PWC Luxembourg le 13 octobre 2010. Antoine Deltour est à la veille de son départ du cabinet d’audit, dont il a démissionné, après y avoir travaillé près de trois ans. Il quitte ce job plutôt bien payé pour préparer des concours administratifs de la fonction publique française. « Quelle idée ? », lui lance une collègue, tandis qu’un autre l’assure qu’il reviendra, car « on a un métier plutôt enrichissant », financièrement s’entend.
Pas totalement sûr de son fait, Antoine Deltour veut télécharger des documents de formation de PWC qui pourraient lui être utiles s’il rate ses concours et doit revenir à l’audit. Antoine Deltour est un jeune homme prudent et prévoyant. L’inattendu va pourtant se produire : en fouillant dans le serveur informatique de la société, il débusque un dossier intitulé « ATA », pour « advance tax agreements », les fameux tax rulings, ou rescrits fiscaux, qui permettent à des multinationales de minorer leurs impôts en transférant artificiellement leurs bénéfices au Luxembourg, avec la complicité des autorités. « La vache… comment ces fichiers ont-ils pu se retrouver là sans protection ? », s’interroge-t-il, face à ces documents qu’il sait ultraconfidentiels. Il les télécharge sans savoir immédiatement ce qu’il en fera, mais il sait que désormais, dans son ordinateur, « il y a de quoi faire péter une bombe internationale ». Reste à savoir « comment la déclencher ».
Avant d’en arriver aux révélations des LuxLeaks, « Fronde fiscale » plonge dans l’enfance et dans la jeunesse du futur lanceur d’alerte. Né en 1985 à Épinal, Antoine Deltour grandit dans un département des Vosges durement frappé par le chômage, alors que les usines textiles, naguère si prospères, ferment les unes après les autres. « Si vous ne travaillez pas bien en classe, vous ne trouverez pas de travail », avertit l’institutrice dès les bancs de l’école primaire. Alors, Antoine a « fait tout comme il fallait ». La suite, c’est une scolarité brillante qui l’amène dans une école de commerce à Bordeaux où il opte « pour la plus sécurisante des filières : l’audit ». C’est ensuite un stage décroché chez PWC Luxembourg, à proximité de sa « Lorraine natale » et loin de Paris, qu’il veut éviter.
Le « gag » Marius Kohl
Il apprend le métier d’auditeur, travaille dur et se voit logiquement proposer un emploi avec un salaire de départ de 2.500 euros, qu’il n’arrive jamais à dépenser. Antoine Deltour donne pleinement satisfaction et se voit promis à une belle carrière. Il sait néanmoins « qu’une partie de l’attractivité du pays repose sur sa politique fiscale ». Au fil des pages, « Fronde fiscale » expose avec clarté le fonctionnement d’un cabinet d’audit et les principaux stratagèmes mis en œuvre par PWC pour minimiser l’imposition des multinationales. On y découvre (ou redécouvre) l’existence de Marius Kohl, préposé à l’Administration des contributions directes, l’homme qui tamponne et valide des tax rulings à la chaîne : « Le gag, c’est que tous les rescrits fiscaux de tous les clients de PWC officialisant ces taux d’imposition sur mesure sont signés par une seule et même personne. »
Mais au fil des mois, la fatigue gagne, le burn-out est proche. Surtout, des doutes surgissent sur le sens d’un job choisi davantage par raison, pour faire « tout comme il faut », plutôt que par vocation. « Faire un travail stressant est acceptable si on se projette dans un parcours professionnel ambitieux. Mais je n’ai plus envie. » Pire, « je prends progressivement conscience de mon inutilité sociale », constate-t-il. « À quoi bon gravir les échelons si cela me fait renoncer à mes proches et à mes convictions écologistes grandissantes ? »
En 2011, désormais installé à Nancy, il contacte le journaliste Édouard Perrin, qui travaille pour l’agence Premières Lignes, la société qui produit « Cash Investigation » pour France 2. Un an plus tard, l’émission embarque les téléspectateurs au Luxembourg, « pays à fiscalité accommodante » où les multinationales ne sont que faiblement taxées. Antoine Deltour n’a pas été associé à l’enquête journalistique, dont il ignore tout. Mais aucun doute n’est possible : elle est bien basée sur les données qu’il a fait fuiter du cabinet d’audit. Le sujet fait la une de l’actualité. Les mois passent, « le soufflé retombe vite » et le lanceur d’alerte finit par « passer complètement à autre chose ». Ce qui n’est pas le cas de PWC, qui parvient à remonter la piste des fuites. En juin 2014, Antoine Deltour est convoqué au commissariat d’Épinal, son domicile est perquisitionné, ses ordinateurs saisis.
Le jeune homme commence à organiser sa défense en vue d’une future convocation devant la justice luxembourgeoise. Et puis c’est le séisme : le 5 novembre 2014, une quarantaine de médias dans le monde, fédérés par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), publient conjointement des enquêtes dont les tax rulings de PWC sont la source. Le scandale prend un nom : les LuxLeaks. Une tempête se déchaîne sur le grand-duché, alors que son ancien premier ministre Jean-Claude Juncker vient d’accéder à la présidence de la Commission européenne. Le lanceur d’alerte est alors sollicité de toutes parts : il enchaîne les interviews dans les médias internationaux, des soutiens prestigieux affluent, un comité se crée pour financer sa défense.
Un portrait parfois intime et toujours tendre
Mais face à la juge d’instruction luxembourgeoise qui convoque Antoine Deltour quelques semaines plus tard, l’intérêt général ne pèse pas lourd. Comme l’avaient prédit ses avocats luxembourgeois, Philippe Penning, et français, William Bourdon, la magistrate n’a pour seule boussole que le secret des affaires. L’interrogatoire débouche néanmoins sur une nouvelle révélation : des documents diffusés par les médias sont datés postérieurement à son départ de PWC. Il y a donc un autre lanceur d’alerte, ce que le cabinet d’audit savait mais a soigneusement dissimulé, pour ne pas effrayer ses clients devenus forcément suspicieux. Il s’agit de Raphaël Halet, un autre Lorrain employé par PWC, qui a fait fuiter des déclarations fiscales. Objet de fortes pressions et de menaces du cabinet d’audit, il conserve son anonymat jusqu’à l’ouverture du procès en première instance, en mai 2015.
« Ç’a été encore plus dur pour lui, car la justice luxembourgeoise a voulu ménager la chèvre et le chou et ne lui a jamais reconnu la qualité de lanceur d’alerte. Il a fallu qu’il se pourvoie devant la CEDH pour être enfin reconnu comme tel, en février 2023 », rappelle Antoine Deltour, lors de la présentation de la BD au Festival des migrations. Quant à lui, il a bien bénéficié du fait justificatif du lanceur d’alerte à l’issue d’un marathon judiciaire conclu en janvier 2018 devant la Cour de cassation de Luxembourg.
Près de quinze ans se sont écoulés depuis qu’il a copié les documents de PWC. Qu’est-ce qui a changé depuis ? « Celui qui était ministre des Finances au moment des premières révélations est maintenant devenu premier ministre », répond malicieusement l’un des membres de CISE Luxembourg, l’asbl à l’initiative de la rencontre du 24 février, en parlant de Luc Frieden. Les LuxLeaks ont néanmoins obligé les grands pays à réagir et forcé l’OCDE à proposer des mesures pour combattre l’évasion fiscale des multinationales. L’une des plus emblématiques est la mise en place de l’échange automatique d’informations entre administrations fiscales. Cela a-t-il pour autant mis un terme à ces pratiques délétères pour les budgets publics et la démocratie ? « Force est de constater que cela n’a pas fondamentalement changé les choses : l’évasion fiscale des multinationales demeure à un niveau toujours aussi élevé », constate Antoine Deltour, se référant au « Rapport mondial sur l’évasion fiscale 2024 », publié par l’Observatoire européen de la fiscalité à l’automne dernier.
Le Vosgien, qui travaille aujourd’hui pour l’INSEE, reste fortement engagé aux côtés de la Maison des lanceurs d’alerte, une structure associative française. « Mais je ne fais quasiment plus de conférences sur la fiscalité. La page est réellement en train de se tourner », confie-t-il au woxx, en marge de la rencontre au Festival des migrations. Restent la révélation de l’un des scandales fiscaux les plus retentissants de l’histoire, la prise de conscience qu’il a fait naître et quelques avancées pour combattre le phénomène.
Et puis il y a « Fronde fiscale » : la BD se lit d’une traite et réussit un savant dosage entre explication de l’évasion fiscale et portrait du lanceur d’alerte, parfois intime, toujours tendre. Dans la préface à l’ouvrage, la présentatrice et productrice de « Cash Investigation », Élise Lucet, résume parfaitement l’itinéraire de ce jeune homme presque raisonable: « En lisant cette BD, vous allez découvrir l’aventure d’une vie, mais aussi tout simplement quelqu’un de bien. Quelqu’un qui a fait bouger les choses et qui n’a jamais changé. En soi, c’est exceptionnel ! »
Il n’y a rien à ajouter.